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chez eux un sentiment public, là où nous n’avons que des archéologues et une commission des monumens historiques.

Cette jalousie est très vieille en Italie. Du temps que le Conseil des dix gouvernait Venise, il avait rendu un décret relatif à l’art de la verrerie. On y trouve ce petit article : « Si un ouvrier transporte son art en pays étranger, au détriment de la république, il lui sera enjoint de revenir. S’il n’obéit pas, on mettra en prison les personnes qui lui tiennent de près. Si, malgré l’emprisonnement, il s’obstine à vouloir demeurer à l’étranger, on chargera un émissaire de le tuer. »

L’article finit toutefois par ces mots démens : « Après la mort de l’ouvrier, ses parens seront remis en liberté. »


Florence. — Comme on est déjà pris, à Florence, par cette vision des maisons jaunes, par cette nonchalance du paysage, des gens, des attitudes, des voix, par cette abondance de fleurs, toutes choses reposantes et exquises, et signes d’une contrée déjà méridionale ! J’ai retrouvé les petites marchandes au coin des rues, avec leurs paniers pleins d’œillets, de narcisses, d’héliotropes, de roses et d’une jolie variété de capucines à cœur noir. En cette saison tardive, pendant que les montagnes qui enveloppent la ville sont couvertes de neige, il y a une joie vive des yeux, pour une botte d’oseille qui passe. Mais la Florence des faubourgs est surtout belle de couleur. On n’y va guère, parce qu’on n’y trouve pas de monumens. Elle a sa poésie cependant. Les rues sont larges, pleines de poussière, bordées de maisons basses très blanches ou jaunes. Des verdures crues d’arbres verts pointent au-dessus des murs, dans les jardins fermés. Et puis, de temps à autre, ces boutiques de fruitiers que j’aime tant : une chambre étroite et profonde, toujours ouverte, une porte encadrée d’un feston de coloquintes d’or, des régimes de bananes pendus aux solives, des mannequins pleins de tomates, de noix, de raisins, d’oranges, de citrons, qui mêlent leur parfum à l’odeur de l’huile rance, une femme au milieu, assise, les épaules couvertes d’un châle rose, les yeux luisans dans la demi-ombre : tout au fond, l’étincelle d’une petite lampe brûlant devant une madone. Le matin, on voit s’arrêter là des charrettes longues, en forme de bateaux, peintes en rouge. Mon ami de France, l’officier, qui connaît bien l’Afrique, revient d’une course dans les quartiers suburbains. C’est la première fois qu’il voyage en Italie : « Oh ! me dit-il, il suffirait de cinq à six burnous, dans ces rues-là, pour se croire en Orient. Je comprends mieux pourquoi ils nous en veulent tant d’avoir pris Tunis. L’Orient commence ici ! »

L’expression est peut-être un peu forte. Mais la remarque est