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par des hommes de même sang, venant de la même patrie, emportant avec eux les mêmes dieux, les mêmes traditions, souvent victimes d’une même infortune, un exil mérité ou subi en commun, étaient dans les conditions les meilleures pour fonder un établissement permanent aux lieux déserts où ils s’arrêtaient.

Ce fut le sort d’une colonie de Doriens Crétois. Eux aussi, à la suite des Phéniciens, franchirent les colonnes d’Hercule et, quittant les contrées du Midi, ils ne craignirent pas d’affronter les horizons brumeux de l’Océan gaulois. Longtemps ils avaient navigué sans trouver nulle part un point à leur convenance quand une terrible tempête vint les assaillir. Leurs navires, devenus le jouet des vents et des vagues courtes, hachées, furieuses, du vaste golfe au fond duquel ils étaient parvenus, étaient près de sombrer et les exilés allaient succomber comme tant d’autres avaient péri avant eux, comme tant d’autres devaient périr après eux sur les plages droites, inhospitalières de l’Aquitaine. Tout à coup, à travers le voile de nuées qui traîne sur la mer, ils aperçoivent une langue de sable basse derrière laquelle un bassin spacieux étale la nappe de ses eaux tranquilles. Une frange d’écume indique la passe qui sert d’entrée au chenal conduisant à cet abri. L’espoir ranime leurs forces, ils font un dernier effort de courage et d’énergie, les rameurs ruisselans d’eau se courbent sur leurs avirons, les pilotes saisissent le gouvernail d’une main ferme ; ils tournent les proues vers la barre d’écume qui est tout à la fois le signe du danger et celui du salut, s’encouragent par leurs cris, doublent les uns après les autres le cap Ferret (courage), remontent le chenal, poussés par la mer jusqu’à une épaisse forêt de plus dont les derniers arbres trempent presque leurs racines dans les eaux. Épuisés de fatigue, ils laissent tomber au fond les pierres qui leur servent d’ancres et se reposent devant Arcachon (secours). Cependant, l’abri est précaire, le vent et les vagues viennent encore battre les navires désemparés qui se heurtent mutuellement et risquent d’achever de se briser. Il faut trouver un refuge plus sûr. Ils se rembarquent et se dirigent alors vers le point le plus reculé du bassin. Là, ils mouillent leurs navires trop fatigués par la tempête pour les porter désormais vers d’autres rivages ; ils les quittent pour toujours, descendent à terre, et aussitôt hommes, femmes, enfans, vieillards, sur un grossier autel élevé à la hâte, ils offrent un sacrifice d’actions de grâces au dieu Ares, à Mars dont le bras puissant les a protégés et qui, par son intervention, semble leur montrer sur la grève solitaire, à l’embouchure d’une petite rivière, le lieu où ils doivent s’établir.

Quand les huttes sont construites, les femmes reprennent les occupations qui leur étaient habituelles sur les côtes de l’île de