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dehors de la province dont ils parlaient la langue, familiers, grossiers quelquefois, mais sans modèles au-delà des frontières, expression d’un petit peuple qui leur donnait la joie d’une adoration véritable, en compensation de la gloire impossible à atteindre. Si vous interrogez, leurs noms sortent de partout. En Piémont, c’est Arnulfo, mort il y a quelque temps déjà ; dans le dialecte de Milan, Ferdinando Fontana ; dans celui de Pise, — la patrie du bel italien, pourtant, — Neri Tanfucio (Renato Fucini) ; dans le patois de Rome, le célèbre Belli, qui écrivit de violentes satires contre Grégoire XVI et Pie IX, et finit en traduisant les hymnes du bréviaire romain ; dans le patois de Naples, un nombre incroyable de poètes et de chansonniers. Presque tous ont une préférence marquée pour le sonnet. Sous cette forme brève, faite pour le trait, il n’est guère de sujet qu’ils n’aient tenté. Mais le héros ne change pas. C’est le peuple qui parle, qui rit et se moque ou qui pleure ; c’est lui qui trouve des mots d’un imprévu, d’un esprit, d’une intensité de sens admirables. Il est le juge, il est le poète, il est celui qui passe, avec sa misère habituelle ou sa courte joie, dans le décor familier des rues ou des champs. Laissez-le dire. Sa verve est puissante, sa langue est pleine d’or et de scories comme un minerai. Il émeut les simples qui l’écoutent, et, sans le savoir, tandis que les écrivains de la langue littéraire copiaient tous les genres sans parvenir à trouver le leur, il a gardé, il a fait vivre, pour l’avenir prochain, la petite branche de houx sauvage qui portera la greffe et des fleurs inconnues.

À présent beaucoup y reviennent, à cette étude de la vie populaire, de la vie italienne. Quelques-uns l’abordent avec le souvenir trop persistant de leurs lectures réalistes ou de leur éducation classique. Mais l’amour est là, l’amour qui crée les vraies œuvres. Ils aiment ce dont ils parlent, ils commencent à comprendre que tout l’artifice de l’imagination ne vaut pas un mot profond sorti de l’âme, et, par momens, quand on lit certaines nouvelles, observées, sobres, familières, on a le sentiment, qui ne trompe jamais, d’une chose que tout le monde a pu voir, mais qu’un Italien seul a pu écrire. Les poètes sont moins rares encore, en dehors des dialectes. La langue italienne se prête si bien aux vers ! Elle a tant de rimes en a et o ! Elle est si chantante ! Je crois qu’il y a peu de jeunes gens, munis de la licence classique, licenza liceale, qui n’aient tourné une sérénade, un sonnet ou une élégie. Un grand nombre persévèrent, — ce qui prouve une vocation, — jusqu’après trente ans, souvent même jusqu’à la vieillesse. J’ai connu des hommes mûrs et rangés, qui vivaient à l’ombre de leurs citronniers, et écrivaient sur l’amour des vers fougueux ou tendres, qu’ils imprimaient eux-mêmes, et pour leurs seuls amis, sur des machines à eux, sans aucun souci