Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 118.djvu/811

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fus récompensé de mes peines, car je vis, aussi distinctement que je vous vois, les plaines du paradis, avec des arbres chargés de fruits, des prés immenses où pâturaient des millions de bêtes à cornes, des moissons magnifiques où chaque gerbe rendait un double de blé, que récoltaient pour leur propre compte des paysans libres de toute servitude, affranchis des dîmes, des droits féodaux. Je vis… mais, monseigneur, je n’oserai jamais vous dire ce que je vis. — Va donc. — Je vis feu mon pauvre père, porté en litière par deux laquais galonnés ; il avait cet air majestueux qui vous sied si bien, messire, et, comme vous, il était vêtu d’un superbe pourpoint de drap bleu, avec une toque de velours. Puis, non loin de lui, j’ai vu… — Continue. — J’ai vu, las moi ! notre feu seigneur, votre père, tout miséreux, guenilleux, qui gardait des pourceaux. — Tu mens, insolent, c’est impossible ! — Messire, vous avez perdu le pari. »

Vraie ou fausse, l’histoire obtint un grand succès, et il fallut entendre le récit, trop véridique, des spoliations de certains seigneurs qui oncques ne se faisaient faute de dépouiller de leurs forêts et communaux les paysans. Plus de cent ans se sont écoulés depuis que la Constituante a accompli son œuvre, la féodalité a disparu à jamais, le peuple des campagnes se souvient, inébranlable dans sa rancune, prêt à défendre les principes d’égalité et de justice proclamés par nos pères. Vous pourriez vous en convaincre, si vous voyiez l’expression de ces visages lorsqu’on fait vibrer cette corde. M. Thiers, interrogé en 1854 sur les destinées probables du second empire, répondit : « Cela peut durer, cela durera, comme tout gouvernement qui pratique la politique des chansons de Béranger. » Mot plus profond qu’il ne semble ; le paysan comtois nommera certains nobles conseillers-généraux, députés, non parce que, mais quoique, il repousse les représentans du régime féodal, exècre le gouvernement des curés, même son ombre ; et, de le voir si hérissé, si défiant envers des prêtres qui la plupart sortent de ses rangs, cette apparente anomalie atteste la puissance de sentimens inspirés par une souffrance dix fois séculaire. Que sa conception politique se résume en un pouvoir fort qui veille pour lui, le protège et bride les factieux, n’est-ce pas un vague ressouvenir des temps où les seigneurs se liguaient contre les suzerains coupables d’émanciper bourgeois et communes, vengeurs et soutiens des faibles ? Les libertés civiles et rurales, le suffrage universel, l’égalité, voilà ses maîtresses passions ; des libertés politiques et parlementaires, peu lui chaut ; celles-là seules le touchent qui lui servent, des autres il ne fait guère plus de cas que des musées de Paris où il ne va jamais, ou de la philosophie de Hegel ; ce sont