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compare à la principale beauté de la poésie parfaite selon l’art, comme il se veoid ès villanelles de Gascogne, et aux chansons qu’on nous apporte de nations qui n’ont connaissance d’aucune science, ni même d’escripture. »

Au reste, nous aurons aussi la gaîté à gros grains, le rire à ventre déboutonné, la plaisanterie de la jarretière, et puis les duels d’esprit entre les beaux parleurs de la bande : celui-ci, ancien garçon de bureau dans un journal de Paris, lâchant à tout propos les bribes de phrases ronflantes qu’il a retenues, contrefaisant grotesquement la danse du ventre qu’il a vue à l’Exposition de 1889 ; l’instituteur de la commune et le fromager, personnages considérables qui lisent les feuilles publiques et sont au courant de toutes choses ; des cultivateurs aisés qui pèsent leurs paroles (car celles-ci ressemblent aux pierres lâchées, elles n’ont pas de queue pour qu’on puisse les retenir), et, à défaut d’éloquence tapageuse, ont des reparties, des clignemens d’yeux, des raisonnemens serrés, sentencieux, qui justifient le mot de l’autre : dix paysans réunis dans un cabaret font la monnaie d’un grand politique. Quel dommage seulement qu’ils se laissent aller trop souvent à parler patois, un idiome que j’ai grand’peine à suivre, surtout lorsque plusieurs personnes causent à la fois ! Et puis ce terrible accent de terroir, traînard, nasillard, à couper au couteau, qui fait qu’on reconnaît à l’instant notre provenance, que vingt ans de séjour à Paris peuvent tempérer sans jamais le détruire[1]. Afin de faire coup double, de taquiner un peu les jeunes mariés qui nous servent, selon l’usage antique, et leurs mamans par-dessus le marché, quelqu’un redit la réflexion de mon ami L… Voyant un loup que des chasseurs ramenaient tout vivant au village : il faut le f… gendre. Rappelle-toi, continue notre loustic en s’adressant à l’époux, rappelle-toi qu’un garçon de paille vaut une fille de foin, que lorsque la poule chante plus haut que le coq, il faut la mettre au pot, qu’afin que le vin fasse du bien aux femmes, les hommes doivent le boire. Ne laisse pas la tienne porter culotte ; d’ailleurs tu as lancé l’œuf par-dessus le toit, malgré que les garçons d’honneur aient essayé de retenir ton bras (s’il était resté en-deçà, ou ne

  1. La bourgeoisie, même au XVIIIe siècle, parlait plutôt le patois que le français. Le colonel Louis Bouthenot, combattant pour Tippoo-Saïb sous les ordres du bailli de Suffren, s’étant avisé d’envoyer à sa mère, Mme  la conseillère, deux magnifiques cachemires, celle-ci s’écrie en les déployant : — Qu’a ce que c’à que çouci ? — Qu’est-ce que ceci ! — Et qu’a ce que nô poyans faire de ces ponnes mains ? — Et qu’est-ce que nous pouvons faire de ces essuie-mains ? — Ei fa les baillie ai lai princesse. — Il faut les donner à la princesse… — Ce qui fut fait aussitôt. (Duvernoy, Montbéliard au XVIIIe siècle.)