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Où la légende cesse d’être inoffensive, mais s’imprègne d’horreur et de démence malfaisante, c’est lorsqu’elle touche à la sorcellerie, une des plaies morales de l’ancien temps, qui brouillait tant de cervelles, et n’épargnait pas les hommes éclairés, puisqu’un Boguet[1], grand juge de la terre de Saint-Claude, se vante d’avoir fait brûler sept cents personnes en dix années pour ce prétendu forfait. De songer qu’au XVIe, même au XVIIe siècle, la grande majorité des habitans de la campagne croyait fermement aux lycanthropes, loups-garous et démoniaques, que beaucoup de pauvres hères (il y avait toujours vingt sorcières pour un sorcier), relevant en réalité des médecins, des aliénistes, comparaissaient devant de graves magistrats, que, pressés de questions, soumis parfois à la torture, ils confessaient leurs maléfices, envoûtemens, sorts jetés à leurs ennemis ou aux ennemis de leurs cliens, sabbat fréquenté, commerce charnel avec le diable, qu’en Franche-Comté et dans toute l’Europe il se trouvait des juges pour prendre au sérieux de tels aveux et fonder là-dessus des sentences de mort, cette pensée n’a-t-elle pas de quoi attrister, — et peut-être s’étonnera-t-on un peu moins si de pareilles misères ont inspiré d’âpres critiques aux esprits généreux, absolus, qui oublient que les fanatiques eux-mêmes doivent être appréciés sans parti-pris, sans passion, avec tolérance et tout ce que ce mot comporte de sereine douceur, d’élévation philosophique, de discernement généreux ? Quels sentimens devaient agiter l’âme d’Érasme, de Rabelais, de Montaigne, devant cette frénésie de superstitions, et cette accumulation de mythes fantastiques qui forment en quelque sorte le code de l’absurde : apparitions infernales, rites, épreuves d’initiation, conciliabules où le diable apparaît sous la forme d’un bouc ou d’un chat auquel chacun rend hommage en le baisant au derrière, trames ourdies par le malin et ses suppôts ? Consultez Boguet, le grand docteur ès-sciences magiques, il vous édifiera pleinement sur la baguette, la main, la poudre, la bague de sortilège, la grêle des sorciers : oui, la grêle qu’ils fabriquent au sabbat afin de gâter les fruits de la terre, en battant l’eau avec une baguette et jetant en l’air une poudre diabolique ; mais, notez ce détail, il y a des sorciers pauvres qui ne l’aiment pas, parce qu’ils craignent de mourir de faim ; et alors bataille avec les riches ; les dés prononcent entre les deux camps. D’ailleurs Satan ne vous prend pas en traître : dès l’abord il décline ses noms et qualités, fait renoncer Dieu, chrême et baptême, puis administre à son

  1. Boguet, Discours des sorciers. — Dusillet, le Château de Frédéric Barberousse. — Rougebief, un Fleuron de la France.