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bras pour regarder détruire nos récoltes ! Il faut serrer les rangs, tenir ferme, comme disent les camarades, et tout ira bien.

— C’est vrai, répliqua l’Ancien, cela paraît juste.

— Alors, reprit Morris en se levant, je peux donc dire que vous viendrez ? Nous tous, les jeunes, nous serons avec vous, et ce que vous direz de faire, nous le ferons.

— Eh bien, répondit lentement l’Ancien, je ne sais pas. Je ne vois pas grande raison pour y aller. J’ai toujours tout fait pour moi-même, à moi tout seul, et je compte continuer jusqu’au bout. Mais le meeting n’est pas une mauvaise idée. Je ne vais pas contre. Ça me paraît fort. Seulement je ne fréquente pas beaucoup les meetings. Ils ne m’ont jamais porté secours. Mais un meeting est une bonne chose pour ceux qui aiment ça !

Morris, forcé de se contenter de cette assurance, s’en retourna.

Le colloque auquel il venait d’assister pénétra Bancroft de sentimens nouveaux. Préparé désormais à considérer tout ce que faisait, tout ce que disait l’Ancien avec admiration, il comprit aisément la véritable signification de ses phrases confuses et torturées ; car il était attiré vers Conklin par la sympathie morale, et cette force de son éducation tendait à s’affirmer. Il était juste que l’Ancien suivît son chemin sans crainte des hommes.

Le soir, il rencontra Lou. Elle parut supposer à son air d’indifférence qu’il allait boucler ses malles.

— Non, répondit gravement Bancroft, j’ai réfléchi. Je compte demander pardon à l’Ancien et retirer tout ce que j’ai dit.

— Oh ! s’écria-t-elle avec enthousiasme, vous m’aimez donc, George ! Que je suis contente ! j’ai été malheureuse pour de bon depuis hier soir. Je me suis endormie en pleurant ; c’est comme je vous le dis. Mais maintenant que je sais que vous m’aimez, je ferai tout… J’apprendrai le piano,.. vous verrez si je ne l’apprends pas !

— Peut-être, répondit froidement Bancroft, l’ancienne colère se réveillant en lui au seul nom du piano, peut-être feriez-vous mieux de renoncer à cette idée. Cela coûte très cher, un piano. Si vous lisiez, si vous tâchiez de vivre dans l’esprit de votre temps, ce serait préférable. La sagesse, ajouta-t-il d’un ton sentencieux, peut être gagnée par tous à bon marché ; mais le succès dans un art quelconque dépend des dons naturels.

— Je comprends, riposta miss Lou avec un de ses airs de défi. Vous croyez que je ne peux pas apprendre à jouer comme vos sœurs, et que je suis très ignorante, et que je ferais mieux de chercher dans des livres tout ce qu’ont dit les autres ; vous appelez ça la sagesse. Moi, non. La mémoire n’est pas du bon sens, je parie, et causer comme vous le faites, ce n’est pas tout !

— Non, répliqua Bancroft, la mémoire n’est pas du bon sens,