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que j’ai travaillé dur et honnêtement pendant plus de quarante ans et que j’ai toujours été pauvre. Je ne m’en faisais pas de souci et je n’y tiendrais pas encore, si ce n’était pas pour Lou. Elle est si jolie et si jeune ! Comme une fleur a besoin de soleil, elle a besoin de plaisir, et quand elle n’en a pas, elle souffre ; elle est si jeune et si douce ! Maintenant il lui faut beaucoup d’argent, un piano ; et je ne peux pas lui donner tout ça autrement. J’ai dû tricher.

« O Seigneur ! si je pouvais m’agenouiller ici et dire que je me repens avec un grand remords du péché, la détermination de ne plus jamais recommencer, je le ferais tout de suite et je te demanderais pardon pour l’amour de Jésus. Mais je ne peux pas me repentir, je ne le peux pas ! Voyez mon cœur, ô Dieu ! et que je continuerai à frauder si cela peut procurer à Lou tout ce qu’elle demande. Aussi je suis descendu te dire que Lou n’est pas avec moi dans cette tromperie ; le péché est tout entier le mien. Je sais que tu punis le péché. Je sais que tu puniras le pécheur endurci. J’accepterai le châtiment. Qu’il retombe droit sur moi seul. Je suis le pécheur, c’est justice, mais, ô Seigneur ! épargne Lou ; elle n’en sait rien ! Je suis le pécheur, j’endurerai la punition, c’est juste ; voilà pourquoi je suis descendu ici dans l’eau pour montrer que je suis prêt à supporter ce que tu m’enverras. Amen ô Seigneur Dieu ! Au nom de Jésus, Amen. »

Et l’Ancien se releva tranquillement, sortit du creek, essuya ses membres ruisselans avec sa main, le mieux qu’il put, puis laissa retomber sa chemise de nuit et se prépara à remonter le coteau. Bancroft s’était déjà enfui par les écuries et avait regagné la maison.

Tandis qu’assis dans sa chambre, il réfléchissait, une honte profonde le prit, la honte de lui-même. Il n’y avait pas à douter de la sincérité de l’Ancien, et il l’avait insulté ! L’Ancien qui renonçait à ses principes, qui faisait violence aux habitudes de sa vie entière, qui trahissait sa foi, tout cela pour que sa fille eût un piano ! La prononciation grotesque qu’il avait donnée à ce mot, la rusticité de son jargon appliqué à de telles choses, amenaient les larmes aux yeux de Bancroft. Certes, il irait sans effort lui demander pardon le lendemain. Faire le mal de cette manière, c’était mieux peut-être que de faire le bien, Bancroft le sentait. Quel chrétien au fond de l’âme ! Et quel homme ! Mais la fille qui avait demandé pareil sacrifice, qu’était-elle ?

Toute la jalousie, toute l’humiliation qu’il avait souffertes par sa faute lui revinrent en mémoire ; et, maintenant, elle voudrait que son père volât pour avoir un piano ! Quelle vanité cruelle et stupide était en elle ! Non, elle ne valait pas grand’chose, malgré sa