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seul mot. Cependant, quand la jeune fille fît un suprême appel à son affection pour elle, il répondit qu’il réfléchirait.

— Vous savez que je vous aime, Lou ! mais il ne faut pas me demander l’impossible. C’est malheureux, peut-être ; mais ce qui est fait est fait !

Puis, ennuyé d’être pressé à ce point, il proposa de rentrer, car il faisait très froid ; elle prendrait un frisson si elle restait là davantage ; c’était absurde.

Lou, voyant que ses prières n’obtenaient rien, s’emporta ; oui, vraiment, il pouvait parler de son affection pour elle ! Belle affection, qui lui refusait un si petit effort ! Du reste, il importait peu, elle s’en moquait après tout… Et elle continua ainsi de suite, — jusqu’à ce qu’ils fussent inquiétés par le bruit d’une porte qui grinçait. Vite Lou tourna l’angle du stoop et se glissa dans l’obscurité. Son compagnon n’eut que le temps de l’imiter ; la porte de derrière s’était ouverte, et des pas retentissaient sur les marches. Bancroft ne put s’empêcher de regarder la personne qui s’avisait d’être debout à une heure aussi indue. À sa grande surprise, il vit l’Ancien en chemise de nuit, marcher pieds nus vers l’écurie, à travers les longues herbes déjà raidies par la gelée. Avant qu’il eut disparu, Bancroft constata que Lou avait regagné sa chambre par l’entrée principale. La curiosité fut plus forte que sa première impulsion qui avait été d’en faire autant, et, sans trop réfléchir, il suivit l’Ancien. Ayant dépassé les écuries et gagné le sommet du monticule qui domine le creek, il fut stupéfait de voir le vieillard à vingt mètres au-dessous de lui, tout près de la rivière. Avec une muette surprise, il l’observa tandis qu’il attachait sa chemise de nuit, relevée jusque sous les aisselles et qu’il entrait dans l’eau glacée où il s’agenouilla. Puis il entendit l’Ancien commencer ce qui était évidemment une prière. D’abord les phrases dont il se servait furent toutes de convention, mais peu à peu la ferveur et l’émotion l’emportèrent, et il se mit à entretenir Dieu de ce qui lui tenait au cœur, simplement, en phrases décousues.

« Ce jeune homme d’aujourd’hui m’a joliment arrangé ! Il m’a dit que j’avais à moitié tué mes bêtes, et que j’avais menti pour gagner sur Ramsdell trois cents dollars. C’était vrai… il n’y a pas à le nier. Je suppose que j’ai tourmenté les bœufs, quoique j’aie souvent eu aussi soif après avoir mangé du porc salé et travaillé toute la journée au soleil. Je ne pensais pas à cela quand j’ai salé la terre. Mais j’ai bien fait exprès de tromper Ramsdell, et je crois que je l’ai filouté en effet pour trois cents dollars dans le marché. C’était mal, mais écoute, ô Seigneur, — et ici la voix du vieillard s’éleva inconsciemment, — Tu connais ma vie, tu sais tout. Tu sais que je n’ai jamais menti ni volé à mon bénéfice ; tu sais