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quelque chose d’inexplicable. Il ne voyait pas que de même qu’un arbrisseau s’alanguit et meurt à l’ombre sous les branches d’un grand chêne, de même une nature faible ne peut guère manquer de s’étioler dans la continuelle association avec un caractère énergique et contenu. Durant ces jours d’isolement et de danger, la force d’âme de l’Ancien l’avait empêché d’accorder à sa femme la sympathie qui l’eût aidée à surmonter ses épouvantes.

« L’Ancien ne causait jamais de rien avec moi. » Tel était le refrain des plaintes éternelles de Mrs Conklin, et l’isolement avait tué en elle à peu près tout, sauf la vanité. La forme que prenait cette vanité irritait tout particulièrement son mari et un peu aussi sa fille, incapables tous les deux de fonder l’estime de soi sur des privilèges d’éducation première ; de sorte que Mrs Concklin n’était rien de plus qu’une ombre incommode dans sa propre maison. Ce soir-là, ses tentatives répétées pour amener un semblant de conversation ne faisaient que rendre plus péniblement évidente la silencieuse préoccupation des autres.

Dès que le couvert fut enlevé, miss Lou fit signe à Bancroft de la rejoindre dehors sur le stoop, où elle lui demanda ce qui était arrivé.

— J’ai insulté l’Ancien, dit-il, et je lui ai dit que je quitterais sa maison dès que je le pourrais.

— Vous ne ferez pas cela ! s’écria la jeune fille. Il faut retirer ce que vous avez dit, George. Je parlerai à papa…

— Non ! continua Bancroft avec fermeté. Parler ne servirait à rien. Je suis décidé. Il m’est impossible de rester ici davantage.

— Alors, vous ne m’aimez pas. Mais c’est impossible,.. dites que vous resterez, George, et ce soir, après que les vieux seront couchés, je descendrai vous tenir compagnie. Là !

Bien entendu, Bancroft céda jusqu’à un certain point, le visage suppliant, tourné vers le sien, étant trop beau pour qu’on pût rien lui refuser ; mais il s’engagea uniquement à lui tout raconter le soir et à prendre conseil avec elle.

Vers neuf heures, comme de coutume, l’Ancien et Mrs Conklin se retirèrent. Une demi-heure après, Bancroft et Lou étaient assis, l’un près de l’autre, dans un coin du stoop de derrière, assis comme des amoureux, le bras du jeune homme autour de la taille de Lou. Il lui avait dit ce qui s’était passé, et elle paraissait soulagée, ayant craint quelque chose de pire.

Tout ce qu’il devait faire, à l’en croire, était de déclarer qu’il n’avait pas eu de mauvaise intention, et elle promettait d’amener l’Ancien à pardonner, à oublier. Mais Bancroft ne voulut en aucune façon y consentir. Il avait dit ce qu’il pensait et ne retirerait pas un