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— Très bien ! dit le marchand de bestiaux, désarmé à demi par cette confession, qui servait le but de Conklin plus habilement que ne l’eût fait aucun mensonge. Vous retirerez cinquante livres par tête pour cette eau-là.

— Je ne crois pas ; vingt livres d’eau c’est à peu près ce que peut boire une vache.

Et le marchandage continua, au profond dégoût de Bancroft, pendant plus d’une demi-heure. À la fin, il fut décidé qu’un poids de trente livres serait accordé sur chaque bête pour l’eau qu’elle avait avalée. Cette conclusion une fois posée, il ne fallut plus que quelques minutes pour peser les bœufs et payer le prix convenu. Après quoi, l’Ancien se déclara prêt à rentrer manger un morceau. Bancroft tourna son cheval vers la ferme et le suivit. Il était indigné de toute cette transaction et un certain air de complaisance qu’avait pris la figure de l’Ancien l’irritait tout particulièrement. À mesure qu’il passait devant les endroits où le bétail torturé lui avait donné le plus de peine pendant cette fâcheuse matinée, sa colère croissait encore et finalement elle se fit jour.

— Écoutez, Conklin l’Ancien ! Je suppose que vous vous appelez un chrétien. Vous me regardez de haut parce que je ne suis pas membre de l’église. Cependant vous êtes capable premièrement de saler votre pré pendant des jours jusqu’à ce que les bœufs y deviennent affolés de soif ; puis, après leur avoir imposé le supplice de marcher longtemps sur cette route côte à côte avec l’eau défendue, vous mentez à l’homme qui les achète et vous trichez avec lui. Vous savez aussi bien que moi, n’est-ce pas, que chacune de ces bêtes avait bien bu soixante-cinq livres d’eau pour le moins ; de sorte que vous avez attrapé, — il ne put, même en colère, se résoudre à dire volé, avec les yeux de l’Ancien fixés sur lui, — vous avez pris près d’un dollar de trop par tête. Voilà l’espèce de chrétien que vous êtes. Je ne me soucie pas de ces chrétiens-là. Aussi quitterai-je votre maison dès que je le pourrai. J’ai honte de n’avoir pas dit à ce marchand que vous le trompiez ; il me semble avoir été complice de votre tripotage.

Pendant que parlait le jeune homme, l’Ancien le couvrait d’un regard intense. Plusieurs fois son visage se contracta, mais il ne fit aucune réponse. Une heure après, tous les deux atteignirent le verger et le traversèrent pour pénétrer dans l’écurie. Dès qu’il eut bouchonné son cheval et qu’il l’eut réconforté avec un peu de maïs, Bancroft rentra dans sa chambre. Sur les marches de la maison il avait rencontré miss Conklin et s’était excusé rapidement :

— Je ne peux causer maintenant, Lou, je suis rendu de fatigue et j’ai la tête à l’envers. Il faut que je me repose. Je vous parlerai après souper ; de grâce, ne me retenez pas.