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Je suis parti avant que la cérémonie fût achevée. Sur les degrés du vestibule, un laquais de la cour, en livrée rouge, s’entretenait gravement avec le premier postillon, immobile sur son cheval, fier de sa veste rouge à brandebourgs, de sa culotte safran, de ses bottes de poste, de son fouet orné de poils de blaireau qu’il tenait appuyé sur sa cuisse, et tous deux, par momens, sans tourner la tête, jetaient un regard protecteur sur le fretin pendu aux grilles.

À cent pas de là, le faubourg avait sa physionomie ordinaire. Des haillons séchaient aux fenêtres hautes, des femmes bavardaient sur les seuils, plus nombreuses là où le soleil chauffait encore. Seulement les questurini indiquaient aux marchands de figues d’Inde des détours par les petits vicoli, pour que la grande voie fût libre.

Je n’étais pas encore rentré chez moi, quand la voiture de la reine passa, les quatre chevaux piaffant et secouant leurs grelots. Tous les fiacres s’arrêtèrent, et se rangèrent le long des maisons ; presque tous les boutiquiers, les paveurs, les cochers, levèrent leur chapeau : mais personne ne cria. Comme je m’en étonnais : « Ici nous sommes monarchistes, me dit un ami, mais pas courtisans. »

Les Milanais ont, d’ailleurs, une très haute idée de leur ville, « la capitale morale de l’Italie, » ville artiste, ville musicienne, ville d’édition comme Turin, ville de grand commerce comme Gênes, ville grandissante et riche, prétend-on, mais qui a le capital prudent, et ne l’engage pas, pour le moment. C’est qu’elle a failli se laisser prendre et avoir son krach des maisons, comme la capitale. Il y a eu la même rage de construction, vers la même époque. Mais on a su mieux s’arrêter, et le quartier nouveau n’a pas l’aspect lamentable de ces pauvres prati di caslello. Il est même fort joli. Si vous voulez le visiter, tournez le dos à la façade du dôme, allez tout droit : le vaste boulevard qui s’ouvre, la via Dante, est taillé dans les vieilles rues et bordé de palais nouveaux, jusqu’au théâtre dal Verme. Plus loin même, d’énormes îlots sont bâtis ou se bâtissent. Le château des Sforza, en partie démoli, va livrer les abords de l’ancienne place d’armes aux constructeurs de l’avenir, et le pavillon central, enveloppé d’arbres et de jardins, restera seul avec ses remparts crénelés, au milieu d’une enceinte immense d’habitations modernes. Le travail se poursuit, lentement et prudemment, comme je le disais, mais rien n’est plus curieux que la partie déjà remplie du programme édilitaire, cette via Dante, élevée dans un jour de spéculation hardie. Combien a-t-elle coûté de millions ? Je n’en sais rien. La municipalité de Milan avait promis un prix de 10,000 francs à qui ferait la plus belle maison, et, moins pour le prix que pour l’honneur de gagner la couronne murale, les architectes se sont mis en frais d’imagination et