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falaises creusées par une crue furieuse et couronnées d’un peu de bois ; déserts les prés ; désertes les friches pierreuses, encaissées, que termine une arche romaine, isolée, couverte de lierre, mystérieuse comme la lettre unique d’une inscription effacée. Au-delà du pont, un grand marais à demi desséché, ou plutôt une terre très basse que contournent des ruisseaux et d’où s’élèvent encore des tiges brisées de maïs. Nous avançons très lentement. Et je vois monter en face de nous, un peu à droite, une sorte de colline dénudée, ovale, ayant la forme et la couleur d’une poire tapée dont la queue tremperait dans le marais. Des lignes de huttes s’y dressent, les premières presque confondues avec le sol, les plus hautes bien nettes sur le ciel. Voilà donc le village ! Nous pressons nos chevaux. Un premier pont fait de rondins à peine liés ensemble, jetés sur un canal fangeux, puis une pauvre île inculte, puis un second bras de ruisseau, dans lequel lavent une demi-douzaine de jeunes filles en haillons. Elles se relèvent un peu, toutes, sans lâcher leur poignée de linge. Mais pas une ne sourit. Pas même une étincelle de vie heureuse dans ces yeux de quinze ans, rien que le reproche de la misère découragée, le reproche injuste qui s’adresse à tout le monde, et qui fait mal. Je le sens qui nous suit, après que nous sommes passés. Et devant nous, sur le premier ourlet du raidillon où est posé le village, d’autres regards pareils, chargés de la même plainte, sont fixés sur nous. Un groupe de vieilles femmes et d’enfans, immobiles, assis, se chauffent au soleil. Nous pénétrons, sans être salués par personne, au milieu des rangées de huttes. Il y en a là soixante-quinze, formant quatre ou cinq rues, sur le plateau montant. Toutes se ressemblent : deux palissades de roseaux cueillis dans le marais, inclinés, attachés par le sommet à une perche transversale, une autre, en triangle, faisant le mur du fond, et une autre percée d’une porte en avant. C’est l’abri qu’un propriétaire, grand seigneur, touchant près de cent mille francs par an du chef de ce seul domaine, veut bien offrir à ses travailleurs. Nous sommes à quelques lieues de Rome, en pays de vieille civilisation, et voilà les huttes, dont aucun sauvage ne se contenterait, où vivent plus de trois cents personnes, hommes et femmes, neuf mois de l’année, où des mères accouchent, où des enfans naissent et grandissent. Je suis tellement surpris et ému de ce spectacle que je mets pied à terre pour mieux juger. J’entre, plié en deux, par un trou découpé dans une palissade, et je me relève en face d’une toute jeune et très belle créature, bronzée, aux longs yeux, du type classique le plus pur. Elle est enveloppée de fumée, car, dans un creux, au milieu de la cabane sans cheminée, des déchets de mais se consument au-dessous d’une marmite. La première chose que j’ai vue, c’est le grand cercle d’or qui pend à ses