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de visiter Santa-Maria, que le brigand a été pris. Le métier, avec le temps, est devenu difficile, et nos mères, qui nous racontent leur voyage de noces entre Rome et Naples, comme des expéditions aventureuses, ont été les dernières à pouvoir parler de la sorte sans mentir. Tout au plus vous dirait-on, si vous insistiez, qu’il existe encore deux ou trois brigands retirés des affaires, qui ont atteint l’honorariat en même temps que leurs juges éventuels. On vous nommera ces gens paisibles, revenus des habitudes un peu brusques de leur jeunesse, et qui se font payer précisément pour ne pas être tentés d’y retomber. Les voisins sont charmés de les entretenir dans la vertu. Le prince X… paie régulièrement une pension à Tiburce, vous vous souvenez, Tiburce de Viterbe. C’est du moins le bruit qui court. C’est même ce qu’a osé imprimer un patriote sicilien. M. Luigi Capuana, qui tient à venger la pauvre et charmante île des accusations déplacées du continent italien[1]. Quant au prince, j’imagine que, si quelqu’un avait l’ingénuité de l’interroger, il aurait un sourire énigmatique, tordrait la pointe de sa moustache brune, et ne répondrait pas. N’est-on pas libre de faire garder sa terre par les gardes qu’on veut ?


A l’est de Rome. — Je ne désignerai pas autrement le point que j’ai visité aujourd’hui, parce que j’ai de trop graves critiques à formuler. Il suffira qu’on sache que la terre dont il s’agit se trouve en dehors des dix kilomètres de rayon soumis à la loi du bonificamento, et appartient à un grand seigneur romain.

Quand nous sortons, mon guide et moi, de l’enceinte de la ferme, qui garde encore son aspect féodal, il est plus de midi. Le travail a repris. Au fond des granges, d’où s’envole une poussière blanche, des hommes, des femmes, égrènent le maïs, qui s’amoncelle en tas d’or à leurs pieds. Ils ont une apparence misérable et lasse. Le caporale, leur chef, l’exploiteur général de leur bande, une sorte de nain aux yeux vifs, va d’un grenier à l’autre. Ni quand il passe, ni quand nous passons, une seule tête ne se tourne avec un sourire, une seule bouche ne s’ouvre avec un mot de bienvenue ou de connaissance. À quoi bon ? Que sommes-nous pour eux ? Ils se sentent étrangers dans ce domaine, où personne que le caporale ne sait leur nom, ni le fermier général, ni le propriétaire, ni le garde, ni personne. Ils sont un simple troupeau de montagnards des Abruzzes, qu’un contrat d’embauchage a conduits ici pour la saison du maïs et des semences ; dans un mois ils retourneront chez eux ; l’an prochain, ils travailleront à l’autre bout de l’Agro. « Sont-ils nombreux sur la tenuta ? demandai-je au

  1. La Sicilia e il brigantaggio. Roma, Editore il Folchetto, 1899.