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sont défendus contre la gelée, le long du mur, par un toit de roseaux. Je soulève cette couverture mobile, et le parfum qui s’échappe me rappelle la Sicile, Palerme, la Conque d’or…

La cloche sonne. La cour est déjà à moitié déserte. Nous nous mettons à table dans une salle du premier étage, blanchie à la chaux, dans le manoir du fond. Je ne crois pas, de ma vie, avoir vu un plus étonnant mélange de convives. Il y a, autour de la table couverte de linge blanc, ornée de pommes, de poires et de racines de fenouil, il y a le supérieur et l’administrateur du domaine, qui sont Autrichiens, et portent la soutane noire ; M. P… qui est Romain ; le cantinier, Suisse, en jaquette ; le curé de la terme ; le garde, en livrée bleue à passepoil rouge et bande d’argent au col ; le chef des cultures ; le chef bouvier ; le chef berger et son prédécesseur retraité ; enfin deux élèves, en soutanes rouges comme des cardinaux. C’est un usage ancien et louable, d’inviter ainsi les principaux employés du domaine à un banquet annuel. Ils sont respectueux, mais non intimidés, ni serviles. La conversation, partie en patois romain et partie en français, leur échappe à moitié. Ils mangent royalement, en hommes très vigoureux, auxquels la vie à cheval donne un appétit formidable. Mais, quand ils parlent, ils ont tous de la repartie. Et le plus vivant, le plus curieux d’entre eux, est peut-être l’ancien chef berger, un vieillard de soixante-douze ans, large d’épaules et de poitrine, la trogne rouge et hâlée, la barbe à peine grisonnante et vrillée à la manière des barbes des statues grecques, les cheveux abondans et soulevés par grosses mèches. Il a toujours vécu parmi les bergers et les brebis du domaine, l’hiver et le printemps à Santa-Maria, l’été dans les montagnes. On l’eût tué, si on l’avait, à l’heure de la retraite, séparé de son troupeau, de ses camarades, de sa cabane. Alors on lui a permis, quoiqu’il ne soit plus le chef responsable, de rentrer à l’automne avec la masseria. Il passe encore sa journée à cheval, surveillant les hommes et les bêtes. « C’est que l’air est bon, à Santa-Maria, dit-il, en levant ses yeux jaunes. Je n’ai pas beaucoup de contemporains dans la campagne ! » Il raconte ensuite, interrogé par l’administrateur, et par petites phrases un peu honteuses, qu’il a été attaqué, il y a deux ans, à la tombée de la nuit, par le fameux Anzuini. Le brigand est entré, avec un autre, dans la cabane, où le vergaro se trouvait, ainsi que quatre de ses hommes. Il a mis le canon de son fusil près de l’oreille du vieux. — Qu’as-tu fait alors, mon pauvre ami ? — J’ai compris, répond en riant le berger, j’ai donné ce que j’avais, 170 francs. » Le lendemain matin, Anzuini opérait de la même manière du côté de Viterbe. Il avait franchi vingt lieues à pied dans la nuit.

Je dois ajouter, pour la tranquillité de ceux qui seraient tentés