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du Tibre. En trottant sur la pente herbeuse, le cheval fait un écart. C’est un jeune berger, un enfant de quatorze ans, le bonnet à la main, qui s’est mis sur notre passage. « Te voilà, petit ! Tu es en retard ! » Il répond sans embarras, d’une jolie voix fraîche qui s’en va, toute gaie, dans l’universel silence de l’Agro. Et quand il a repris sa route, M. P… me raconte l’histoire arrivée il y a deux mois. Le petit gardait quatre cents brebis, au bord du fleuve. L’idée lui vint de coiffer de son chapeau la tête d’un agneau. Il fit une bride avec des joncs, et lâcha la bête, encapuchonnée de noir, parmi le troupeau. Mais une panique terrible s’empara des brebis ; affolées à la vue de cet agneau coiffé qui courait après elles, elles se mirent à galoper autour du pâturage, et elles allaient se jeter dans le Tibre, quand le vergaro, apercevant de loin le danger, piqua des deux, du haut de la colline, et se jeta sur la rive juste à temps pour empêcher le malheur…

Et cette petite histoire se déroule, tandis que la carriole court sans bruit sur l’herbe, et que la nuit achève de tomber.


Santa-Maria. — Un matin gris et pluvieux, le 8 décembre. C’est la fête de la Purification et celle d’un village, Santa-Maria, bien loin, à vingt-quatre kilomètres de Rome. Je pars seul dans une voiture de louage. La pluie tombe serrée, glacée ; elle semble encore amaigrir le cheval, dont le poil mouillé laisse voir les os en mouvement. Oh ! la lente et triste route ! Des ruisseaux de boue jaune la barrent par endroits. Elle tourne, monte un peu, descend un peu, jamais beaucoup, à travers des pâturages que le nuage étreint et limite. Aucun horizon : rien que des lignes de barrières coupant des étendues d’herbes ; un troupeau de bœufs, çà et là, immobiles et stupides sous l’averse. Rien ne passe que nous. Rien ne fait de bruit que les roues écrasant la terre molle. Comme je vois bien que l’unique beauté de ce désert est, comme celle de la vie, dans ses lointains et dans son ciel ! L’auberge isolée, la pauvre osteria postée, à peu près toutes les lieues, au bord du chemin, est close contre le mauvais temps. Ils sont quelques-uns, à l’intérieur, qui racontent des histoires de cavales égarées, de brebis mortes, d’empiétemens de voisins, en buvant le vin de Tivoli. Mais le murmure des mots s’en va par la cheminée. Nous continuons à errer dans cette solitude rapetissée, dont le paysage a l’air de se déplacer avec nous, tant il reste le même, entre les murs de pluie aveuglante.

Enfin, vers onze heures, la silhouette d’un cavalier, enveloppé de son manteau, se dessine à droite du chemin. Il tient un second cheval par la bride. C’est le vergaro, le chef berger, envoyé au-devant de moi. Je saute à cheval. La voiture s’éloigne dans la