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son suzerain n’ont pas mal fait. M. d’Harcourt cite à l’appui de sa thèse le désastre de la colonne dirigée contre les Abyssins, en 1875. J’étais alors au Caire, j’ai recueilli de la bouche des rares survivans européens les détails de cette boucherie ; écrasés par les masses du Négus dans un défilé de montagne, les Égyptiens avaient bien vendu leur vie. Cela n’est pas inconciliable avec le trait sur lequel nous sommes d’accord, l’éternelle passivité dans la servitude.

L’écrivain rattache à ce trait caractéristique tous les autres indices qui attestent la persistance d’une même race sur les bords du Nil, durant la plus longue période de siècles qu’il nous soit donné de connaître. Pour s’en convaincre, il suffit d’entrer au musée et de regarder en sortant l’ânier qui attend à la porte : c’est la réplique vivante des anciens visages que l’on vient de voir, sculptés dans le basalte ou peints sur les tombeaux. Ce phénomène unique d’inaltérabilité dans une famille humaine, Bossuet en avait deviné la cause, quand il disait de l’Égypte : « La température toujours uniforme du pays y faisait les esprits solides et constans. » M. d’Harcourt n’approuverait point ces beaux mots, lui qui refuse aux Égyptiens toutes les qualités morales ; il se borne à leur accorder l’invariabilité physique de l’espèce. Et qu’on ne parle point ici de ces substitutions étrangères qui altèrent à la longue les races les plus homogènes. Par un curieux contraste, cette terre si conservatrice des élémens autochtones est implacable pour les élémens étrangers ; elle les élimine ou les absorbe rapidement ; à la troisième génération, le peu qui en survit est complètement réduit à l’immuable type national. C’est la revanche de l’aptitude à recevoir les coups de ces étrangers. Ainsi s’explique une singularité sans seconde dans l’histoire, le gouvernement des mamelouks ; ces maîtres toujours nouveaux pendant cinq cents ans, qui ne réussirent jamais à se perpétuer par la filiation naturelle, qui devaient se recruter incessamment parmi les enfans razziés sur tous les rivages de la Méditerranée. Aujourd’hui, la loi se prouve par l’extinction ou la dégénérescence des Turcs à la troisième génération, et les Européens établis en Égypte pour leurs affaires y perdent presque tous leurs enfans, quand ils ne peuvent les préserver par de fréquentes et longues absences. Comme le remarque justement le voyageur, cet air, d’où semble émaner pour l’indigène un baume comparable à celui qui conserve incorruptibles les momies, distille pour l’étranger un poison subtil ; lors même qu’il n’est pas mortel, il désorganise promptement les corps et les âmes, il les énerve et les assimile au peuple ambiant.

M. d’Harcourt établit fortement ces données essentielles dans