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un je ne sais quoi de fantasque dans une sagesse très réfléchie, trait de physionomie où se décèle un petit-fils de Montaigne. J’ai pu contrôler son livre avec les souvenirs qu’il ravivait dans ma mémoire, avec les notes recueillies durant deux séjours dans la vallée du Nil. Ah ! ces pauvres paperasses, vieilles aujourd’hui de dix-sept ans ! Comme elles éclairent les origines de la longue erreur qui fut toute notre politique égyptienne ! J’ai été souvent tenté d’en faire usage : mais elles retracent une laborieuse négociation sur les affaires publiques ; dussé-je faire sourire les diplomates d’une autre école, je crois qu’en pareille matière la mort seule délie de l’obligation du silence.

Je ne puis donner raison sur tous les points à l’écrivain. Sa vision d’ensemble m’apparaît un peu trop noire, je crains qu’il ne pousse aux extrêmes le pessimisme et le mépris pour la malheureuse race de Mizraïm. L’impression que l’observateur a gardée et nous communique est d’autant plus assombrie qu’il nous entretient uniquement des institutions et des hommes. Serait-il insensible à cette incomparable nature, dont la douceur tempère ce que la condition humaine aurait ailleurs de trop rigoureux ? Être, c’est déjà du bonheur, en Égypte. Comme la plante ou l’animal, l’homme y peut supporter beaucoup, ranimé qu’il est sans cesse par la sève qui monte de ce limon nourricier, par la joie paisible qui tombe de ce ciel indulgent. Le fellah de l’Ancien Empire l’attestait, il y a cinquante siècles et plus, quand il psalmodiait l’hymne au soleil d’Égypte : « Tu t’éveilles bienfaisant, Ammon-Râ, tu t’éveilles véridique… Avance, Seigneur de l’éternité. Ceux qui sont goûtent les souffles de la vie… Par son action dans l’abîme ont été créées les délices de la lumière. » — Ce fellah de la première histoire, qui avait la même existence et souffrait les mêmes misères que son descendant actuel, sous des maîtres aussi durs que ceux dont le voyageur contemporain nous raconte les exactions, il faisait pourtant graver sur sa tombe une épitaphe où l’on voit pourquoi la vie lui était malgré tout aimable : « Je pleure après la brise, au bord du courant du Nil, qui rafraîchissait mon chagrin. »

M. d’Harcourt ne s’abandonne pas à cette poésie du sol, de la lumière, et du fleuve divin qui est à lui seul toute l’Égypte. Il demeure indifférent, ce semble, au pittoresque du Caire, aux enchantemens de l’art sarrasin dans la cité reine du monde oriental ; et il n’a pas subi, devant les monumens pharaoniques, ce vertige de l’intelligence qui s’engouffre dans le plus ancien passé de l’humanité. Vous tous qui avez aimé l’Égypte, et qui savez de science certaine que le jardin d’Adam ne pouvait être ailleurs, ne cher-