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Nous allâmes du côté du port marchand, qui est à l’entrée de la rade. Nous parlâmes beaucoup de la beauté de la position, de l’escadre, du prince Potemkin qu’il regarde comme un homme extraordinaire par son génie actif. Il me faisait beaucoup de questions et me disait souvent : « Vous qui êtes dans le secret. » Je riais, et je lui répondais. Il ne revenait pas de voir seize vaisseaux armés. Il me disait : « Je crois bien qu’ils ne seraient pas prêts à faire une longue campagne ; peut-être n’ont-ils pas leurs vivres et tous leurs équipages. Je l’assurai qu’ils étaient prêts à tout entreprendre, et qu’ils étaient entièrement armés. Il disait : « En vérité, il faut être venu ici pour croire ce que je vois. C’est en trois ans que tout ceci s’est fait, c’est incroyable ! Si l’on m’avait bandé les yeux et que l’on m’eût amené ici de Vienne, sans voir l’impératrice et rien autre que ceci, je trouverais que cela aurait valu la peine de faire ce voyage, tant je suis enchanté de ce que je vois ! — Moi, dis-je, je suis bien aise que monsieur le comte voie que je n’ai pas exagéré, lorsque je lui ai parlé de Sévastopol. » Enfin, notre promenade lut fort intéressante. Un vaisseau triestin, ayant reconnu le comte, tira du canon, ce qui lui déplut fort et lui fit ressouvenir d’aller joindre l’impératrice. Mais, comme elle n’était pas sortie, le prince Potemkin nous donna une chaloupe avec le commandant de la marine pour aller à bord des vaisseaux. Ségur y vint aussi, ainsi que le comte Kinsky qui accompagne l’empereur. Nous trouvâmes les vaisseaux beaux et bien armés, et par les questions que je fis au commandant, je fis répéter au comte Kinsky les mêmes choses que j’avais dites à l’empereur. Nous revînmes et nous trouvâmes l’impératrice. Elle était très aimable, et cependant elle avait l’air bien occupé. Dieu veuille qu’il en résulte quelque chose qui me donne occasion de faire… Je disais à l’empereur que si je voyais sortir l’escadre pour aller chercher les vaisseaux qui sont devant Oczakof, je mettrais un habit gris et j’irais, en envoyant, en même temps, un courrier à Versailles et à Madrid pour en demander permission. Il me disait : je conçois cela, d’ailleurs vous avez votre habit tartare. L’impératrice retirée, l’on se promena sur la terrasse qui ressemble à celle de Versailles où l’on se promène l’été. Une grande tente illuminée où nous devions souper, de la musique, tout donnait l’air d’une superbe fête. Mais, après avoir soupe, nous nous sommes retirés, les uns pour dormir, et moi pour vous écrire. Ligne, avec qui je loge toujours, ronfle bien fort. Il me disait tout à l’heure : Je ne conçois pas pourquoi et à qui tu as tant à écrire. Mais bonsoir, ma princesse. Il est une heure et j’ai bien envie de dormir. »