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du crédit sur la place de Nouméa, et comme leurs traites étaient régulièrement payées, les commerçans ne leur ménagèrent pas dans leurs lettres les formules de politesse en usage.

Au moment où je quittais la Nouvelle-Calédonie, je lus dans un journal local l’annonce qu’ils avaient été déclarés adjudicataires de la fourniture de souliers pour les forçats. Vingt mille paires de chaussures par an, c’est quelque chose. Vous le voyez, mes Marseillais sont tout simplement en train de faire fortune. Mais ce qui est plus intéressant, c’est ce fait : sans eux, cette importante fourniture aurait été donnée à des Australiens, car il ne se trouvait personne dans la colonie qui fût en mesure de soumissionner.

Voilà donc deux industries restées jusqu’ici entre les mains de l’étranger que des colons pénitentiaires ont introduites dans notre colonie. Il y a bien des officiers d’académie sur terre qui n’en pourraient pas faire autant.

Continuons.

Une avenue de beaux arbres, longeant un ruisseau, m’amène dans une cour de ferme qui présente le spectacle animé d’une importante exploitation rurale. C’est la concession Guil.., le titulaire de cette concession, ancien assassin, a épousé une femme libérée qui lui a donné quatre enfans. Comme, sur un petit espace, il est indispensable d’obtenir une culture rémunératrice, cet homme n’a pas hésité à transformer sa propriété éventuelle en caféière, s’en remettant à la Providence du soin de le nourrir pendant les trois ans qui sont nécessaires au café pour atteindre l’âge adulte. Au bout de ce temps, ces dix mille plants, ayant bien réussi, lui ont rapporté 5,000 francs, un vrai capital. Au lieu de s’endormir dans les délices de Capoue, il acheta la concession d’un « définitif » et doubla ainsi l’étendue de sa terre.

Guill… doit être actuellement libéré ; il portera une jaquette, ses fils iront au collège de Nouméa et deviendront des messieurs. Pourvu qu’ils aient le bon sens de ne pas quitter le pays !

L’impression laissée dans mon esprit par cette opulence relative était bien faite pour servir de contraste à l’aspect misérable d’une petite case située de l’autre côté du chemin et sur laquelle l’aimable médecin de marine, qui, me faisant profiter de sa tournée, voulait bien me servir de cicérone, attira mon attention. Un homme assis devant sa cabane se leva à notre approche et nous salua gravement. Il était jeune encore, de haute taille, et portait une longue barbe blonde.

— Vous venez de passer devant une célébrité du bagne, me dit mon guide, c’est Berezowski.

Il m’expliqua que, depuis plusieurs années, Berezowski vit dans