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— As-tu des poules ? as-tu des porcs ? as-tu une moustiquaire ?

Si la réponse est favorable, un regard bienveillant prouve à l’amoureux que son cœur ne l’a pas trompé et qu’il a bien trouvé son âme sœur. On cause, on forme des projets d’avenir, on parle de la prochaine récolte de haricots, on en arrive à quelques tendres bourrades… — si bien que la religieuse tousse discrètement et que le surveillant interrompt sa promenade.

Plusieurs visites se font ; c’est la période des petits cadeaux ; une paire de bretelles avec chiffre brodé, et par réciprocité, un litre de vin qu’on réussit à passer en cachette. Le kiosque en treillis vert entend de doux aveux.

Les mariages sont, la plupart du temps, célébrés par séries : j’ai vu dix-huit couples réunis dans la petite salle qui sert de mairie. Chacun attendait, en se tournant les pouces, le moment d’être appelé. Quelques dames n’avaient pas craint d’orner leur corsage de fleurs d’oranger contre lesquelles semblaient protester les dossiers empilés sur la table du magistrat municipal[1].

Dès que les trente-six « Oui, monsieur, » eurent été prononcés sur des tonalités diverses, tout le monde s’en alla bras dessus bras dessous à l’église : il ne serait pas comme il faut de se passer de la bénédiction nuptiale.

L’attitude des conjoints pendant la cérémonie était fort plaisante : les hommes, très gênés, se levant, s’asseyant, s’agenouillant, très embarrassés de leur chapeau qu’ils tiennent à la main, qu’ils laissent tomber, qu’ils mettent sur leurs genoux ; les femmes prenant un air de componction, les mains jointes, remuant les lèvres, feignant de marmotter des prières.

C’était tellement drôle, qu’au beau milieu du speech attendri du pauvre aumônier, un jeune officier qui se trouvait là fut pris d’un fou rire et obligé de sortir.

Et pourtant, cette scène, malgré ses côtés comiques, avait un fond bien sérieux. Qu’allait-il advenir de ces dix-huit ménages ? Apporteraient-ils un élément de force ou de faiblesse à l’œuvre de la colonisation pénale ?

Il est probable que, subissant la loi psychologique que nous avons constatée, la majorité de ces unions aura bien tourné.

Un gouverneur prétendait avoir chiffré exactement la moyenne des ménages modèles, et il l’évaluait à 66 pour 100. J’ignore sur quelles bases il avait édifié son calcul, mais j’ai lieu de penser que cette proportion, fort enviable partout ailleurs qu’en pays de bagne, est très optimiste. Qui veut trop prouver ne prouve parfois qu’un zèle inconsidéré.

  1. C’est un employé de l’administration qui remplit cet office.