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au service du maître de céans, s’armaient, l’un d’une flûte, l’autre d’un piston, et régalaient « la société » des plus jolis morceaux de leur répertoire. On chantait, on buvait et on dansait sous la coudrette, la musique adoucit les mœurs. À vrai dire, les virtuoses étaient médiocres, car tous les instrumentistes d’une certaine force sont accaparés par la fanfare de la Transportation[1], mais il faut profiter de ce qu’on a, et puis à la campagne… Par une juste compensation, si l’artiste est rare, le bachelier abonde et n’est pas moins apprécié. Rien de plus commode, en effet, pour un colon dégagé de nos préjugés continentaux, que d’avoir sous la main, dans ce pays à peu près dépourvu d’écoles, un professeur capable de faire pénétrer ses enfans dans les arcanes de la grammaire, de fortifier leur esprit et leur cœur par l’austère étude de l’histoire. Quelle singulière notion du bien et du mal auront plus tard ces pauvres petits créoles !

On peut juger par ces traits combien on a manqué de clairvoyance en essayant de faire fusionner, avant le moment psychologique, la population libre avec la population pénale. Il est très difficile, il est même impossible de reprendre certains dons funestes quand on a eu l’imprudence de les faire et on ne saurait songer à remettre en tutelle un pays émancipé trop jeune ; mais il faut veiller sur sa santé.

Ce ne serait porter atteinte, j’imagine, à aucun droit, à aucune liberté légitime, que de placer par la réintégration de leurs « engagés, » les colons néo-calédoniens dans la situation où se trouvent nos concitoyens de la Réunion ou des Antilles.

Qu’arriverait-il ? simplement ceci :

Chacun travaillerait soi-même au lieu de faire travailler les autres, en même temps que le far-niente cesserait de régner en maître, les marchands de « tafia, » voyant leur clientèle diminuer, boucleraient leurs malles, le niveau de la moralité publique hausserait de plusieurs degrés.

L’État continuerait son œuvre dans des conditions normales et logiques. Après s’être donné beaucoup de peine pour redresser quelques arbres tordus et déformés, il n’aurait plus l’ennui de voir des mains maladroites ou ignorantes couper trop tôt ses ligatures, enlever prématurément ses tuteurs et tout compromettre.

On reviendra, je l’espère, à l’excellente institution des élèves « concessionnaires. » Ce système, qui a été délaissé par les raisons que j’ai dites, consiste à réunir tous les forçats, jugés dignes

  1. Cette fanfare, qui est remarquable, compte environ 40 exécutans, dont plusieurs ont figuré dans les orchestres les plus sélect.