Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 118.djvu/356

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dépeint l’homme intérieur avec une sévérité toute scientifique et un art exquis du style ; et il lui semblait que dans une telle étude, les observations et les faits contemporains devaient se comparer aux faits et aux observations du passé, afin de mesurer la valeur morale, relative et absolue de notre génération. Pour lui, la valeur des transformations religieuses et politiques, même celle des progrès scientifiques et matériels, se résolvait dans la somme, non de vérité ou de prospérité, mais de bien et de mal moral qui en résulte ; car si le bien en général est le but auquel tend toute la multiple activité humaine, le bien moral est sa loi même, la condition de sa durée ; sans compter que, par son moyen, terme d’une équation mystérieuse, l’homme se rapproche de l’essence de la vérité et de la beauté beaucoup plus que par la connaissance de l’art. Quant à l’art, il le jugeait d’après le même critère, tout en méprisant, comme puérile et fausse, la théorie de l’enseignement moral direct. Il estimait qu’il y a vraiment des chiffres qui peuvent mesurer la valeur morale, mais qu’en cette vie ils échappent à l’esprit humain ; il n’estimait guère, comme élémens de recherche, les chiffres des statistiques, dans lesquels les unités sont arbitrairement combinées par certains caractères communs, tout extérieurs et particuliers, qui aboutissent à des classemens artificiels… Il préférait donc à de grossiers calculs arithmétiques l’œuvre des observateurs moraux attentifs à rechercher dans les paroles et dans les actions humaines des motifs intérieurs, et l’œuvre des penseurs habiles à coordonner ces observations et à en déduire des jugemens presque scientifiques. Il voulait que les observations se fissent et s’exposassent avec la plus grande précision possible ; aussi attribuait-il peu de valeur à celles qu’on trouve dans les romans. »

Il n’est pas besoin de beaucoup de clairvoyance pour deviner que, dans de tels morceaux, l’auteur se substitue à son personnage. En réalité, c’est tout un programme littéraire que M. Fogazzaro emprunte au manuscrit de Corrado Silla. Il le traduit dans une langue un peu obscure, un peu fumeuse, mais qui, pourtant, finit par dire ce qu’elle veut dire et par recommander une méthode qui unirait l’exactitude scientifique à la hauteur des tendances morales. On ne pourra s’empêcher de remarquer que Malombra s’éloigne beaucoup de cette méthode : si les tendances morales qui s’en dégagent, surtout la longue lettre de Silla contre le penchant pervers qui le pousse à Marina, possèdent ce caractère d’élévation que recherche M. Fogazzaro, en revanche, nous sommes très loin de l’observation exacte sur laquelle il faudrait toujours, nous a-t-il dit, appuyer ses jugemens et ses déductions. À plus d’une reprise,