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L’émotion, en effet, est produite par la diffusion de l’onde nerveuse dans les diverses parties de l’organisme. Elle est l’effet du consensus de nos organes ; c’est la conscience de l’enrichissement ou de l’appauvrissement de la vie collective en nous. Un tempérament sera donc d’autant plus émotionnel que ses sentimens auront plus de tendance à envahir non-seulement tout le cerveau, mais même tous les viscères. Et c’est ce qui arrive chez les nerveux. On sait que Malebranche, en lisant le Traité de l’homme de Descartes, ressentit un tel transport, « qu’il lui en prenait des battemens de cœur qui l’obligeaient quelquefois d’interrompre sa lecture. » Chez les nerveux, la sensibilité ne reste pas extérieure, comme chez le sanguin, mais devient toujours intérieure. De là un danger d’affaiblissement et de déséquilibre. Les sens externes, vue, ouïe, goût, tact, odorat, grâce à leur organisation raffinée et subtile, s’exercent sans entamer les réserves nécessaires à la vie et sont rarement réduits à emprunter au fonds commun ; par cela même, ces privilégiés sont rarement une cause de douleur et peuvent, en revanche, nous donner une grande variété de plaisirs sans nous épuiser. C’est qu’en eux les opérations destructives de la substance nerveuse sont presque immédiatement compensées par les opérations constructives, grâce à la richesse et à l’activité de la circulation sanguine dans les organes des cinq sens. Au contraire, les sensations qui viennent de nos viscères, de nos organes nutritifs, de nos organes respiratoires, des troubles de la circulation, de la température, etc., ont un caractère en quelque sorte vital, puisqu’elles correspondent à l’exaltation ou à la dépression des fonctions mêmes de la vie. C’est pourquoi, dans les viscères, toute perturbation est grave : ils côtoient toujours la souffrance, nous ne prenons de chacun d’eux une conscience distincte et vive que par la douleur. « Il n’y a guère, dit Maine de Biran, que les gens malsains qui se sentent exister ; ceux qui se portent bien, et les philosophes mêmes, s’occupent plus à jouir de la vie qu’à rechercher ce que c’est. Ils ne sont guère étonnés de se sentir vivre. La santé nous porte aux objets extérieurs : la maladie nous ramène chez nous. » Biran lui-même, qui était un nerveux, nous dit que, dès l’enfance, il s’étonnait de se sentir exister : « J’étais déjà porté comme par instinct à me regarder au dedans, pour savoir comment je pouvais vivre et être moi. » Ses traits fins et délicats comme ceux d’une femme, ses yeux bleus et son regard franc, son visage pâle et un peu amaigri, la distinction tout aristocratique de sa personne, annoncent une âme recueillie et bienveillante, un esprit méditatif. Il montre une tendance presque invincible « à se laisser vivre de la vie universelle, » à regarder « couler en lui le flot des