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La majorité s’est rangée à cette opinion ; elle a repoussé cette modification constitutionnelle dont le besoin ne se fait nullement sentir, et nous estimons qu’elle a eu raison. Elle agira aussi sagement en refusant de conférer la pérennité, dans le passage d’une législature à l’autre, aux propositions d’initiative parlementaire, même à celles qui ont été l’objet d’un rapport plus ou moins favorable. Il est fort heureux que les élections générales viennent, tous les quatre ans, débarrasser les bureaux du fatras qu’y accumule une déplorable fécondité. La multiplicité des projets, dus aux imaginations individuelles, est une plaie, et l’indulgence des commissaires chargés d’en opérer le tri, et qui font très mal leur métier de crible, en est une autre. Le député qui a « quelque chose là » et qui veut faire sortir ce « quelque chose » est un fléau. Certes, nous ne mettons pas en doute sa sincérité et nous lui trouvons des excuses : la première est dans l’importance que nous accordons tous à ces manifestations d’activité.

Il est beau d’être législateur, mais il est cent fois plus beau d’être un législateur connu, dont le nom fait le tour du monde, dans la presse internationale, en beaucoup moins de quatre-vingts jours, dont les journaux enregistrent les déplacemens et les migraines, dont le portrait figure aux vitrines entre celui d’une actrice et celui d’un empereur. Cette passion si humaine, si honorable et si répandue, de se livrer en pâture à la curiosité de ses concitoyens, quoi de plus facile pour un député que de la satisfaire ! Le dépôt d’un projet de loi, d’un simple amendement, le popularise ; on en glose, on en dispute ; on dit « la loi un tel » pendant deux semaines, pendant six mois. En quelques décades, l’heureux mortel qui a perpétré la chose arrive à une notoriété que n’importe quel savant ou quel artiste obtient à peine par trente années de labeur continu.

Je dis la notoriété, et non la gloire, en admettant, selon la définition de Sainte-Beuve, que la notoriété consiste à être célèbre de son vivant et la gloire à l’être surtout après sa mort. Mais, pour le plus grand nombre, la notoriété suffit. Et cette innocente manie n’aurait aucun inconvénient si elle ne faisait gaspiller à la représentation nationale un temps qu’elle pourrait employer à un petit nombre de ces réformes utiles, dont la conception est aussi aisée que l’enfantement en est douloureux. Après deux, trois, dix séances, la « loi un tel » s’évanouit au plein jour de la discussion ; mais l’homme reste, il demeure une manière de personnage, et, parfois, c’est tout ce qu’il voulait.

Souvent aussi il n’y a, dans son affaire, aucun charlatanisme : ce six-centième de souverain, frais débarqué de sa province, est comme le jeune homme à son début dans la vie ; il rêve de grandes choses, de belles choses ; ., il entend être mieux qu’une machine à voter, mieux surtout que le « député-commissionnaire, » que les électeurs envoient,