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M. le syndic à les lui couper bien vite, « pour éviter quelque circonstance funeste à son égard. »

Joseph avait d’excellens amis, mais ses amis eux-mêmes ne le comprenaient qu’à moitié, et il y avait des choses qu’il ne pouvait se dire qu’à lui-même. — « Dans mes momens de solitude, écrira-t-il un jour à son frère Nicolas, je jette ma tête sur le dossier de mon fauteuil, et je me rappelle ces temps où, dans une petite ville de ta connaissance, la tête appuyée sur un autre dossier, et ne voyant autour de notre cercle étroit que de petits hommes et de petites choses, je me disais : Suis-je donc condamné à vivre et mourir ici comme une huître attachée à son rocher ? » — Quand on s’ennuie et qu’on a le don du style, on écrit ; mais sur quoi ? Il ne fut jamais tenté, comme son frère Xavier, de faire le tour de sa chambre et de raconter son voyage à l’univers. Il était né avec le génie de l’éloquence ; ses conclusions de substitut et ses discours de rentrée en font foi. Il faut à l’orateur de grands sujets et un grand public ; le public et les sujets, tout lui manquait. Son inquiétude était celle d’un noble et vigoureux talent qui cherche sa destinée et qui, désespérant de se la faire à lui-même, attend que le ciel lui vienne en aide. Son attente ne fut pas trompée ; la révolution française fit gronder son tonnerre, et de ce jour, il ne s’ennuya plus.

Une grande haine pouvait seule l’inspirer, il passera le reste de ses jours à s’en nourrir. Depuis longtemps il s’était défié de la philosophie du XVIIIe siècle ; mais elle venait de lui dire son secret en prenant la Bastille. Le masque était tombé, il a vu le visage, il a contemplé le monstre. Ce qui l’intéresse le plus dans la révolution, c’est sa métaphysique, qui le révolte, et, débrouillant ce qu’il y avait encore de confus dans ses propres idées, il les formule et se fait une doctrine de combat. « Mon aversion pour tout ce qui se passe en France, écrivait-il en 1791, devient de l’horreur. Je comprends très bien comment ces systèmes, en fermentant dans des têtes humaines, se tournent en passion. Croyez qu’on ne saurait trop abominer cette abominable assemblée. Les massacres, les pillages, les incendies, ne sont rien ; mais l’esprit public anéanti, l’opinion viciée à un point effrayant, en un mot la France pourrie, voilà l’ouvrage de ces messieurs ! » Il a désormais une occupation digne de lui. Que lui importent aujourd’hui les affaires de Têtu de Montagnole et le lopin de terre sis au mas de Lélia ! Le substitut de Chambéry est devenu l’avocat-général de la providence, et c’est au monde entier qu’il parle. Il requerra contre les disciples de Voltaire et de Rousseau, contre les apôtres du mal, la canaillocratie, et plus tard contre l’homme extraordinaire « qui était venu du ciel comme en vient la foudre. » Au surplus, si grands que soient les hommes, ils ne sont rien pour lui, il ne voit en eux que les exécuteurs aveugles d’un mystérieux décret, les instrumens du ciel, qui a voulu