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ses relations. Intolérant pour les idées, il était infiniment tolérant pour les individus. Il l’a dit lui-même, il habitera quatre ans « une contrée protestante très instruite, » il en passera quatorze « dans une région gréco-russe, » et il se fera partout des amis. C’est d’une Genevoise, Mme Huber-Alléon, apparentée aux Necker, qu’il a fait ce charmant portrait : « Vous ne sauriez croire à quel point cette pauvre femme m’est présente ; je la vois sans cesse avec sa grande figure droite, son léger apprêt genevois, sa raison calme, sa finesse naturelle, son badinage grave. Elle était ardente amie, quoique froide sur tout le reste. Je ne passerai pas de meilleures soirées que celles que j’ai passées chez elles, les pieds sur les chenets, le coude sur la table, pensant tout haut, excitant sa pensée et rasant mille sujets à tire d’aile, au milieu d’une famille bien digne d’elle. »

Il aimait la discussion, les menus propos ne lui déplaisaient point, et quand il trouvait « l’amitié en pantoufles, il raisonnait pantoufle avec elle. » Dormant peu, il avait du temps pour tout, pour « l’abominable procédure » comme pour Pindare, pour les vieux sacs à grimoires comme pour le salon du marquis d’Yenne, les pique-nique, les parties de campagne, ce qu’on appelait alors les journées anglaises. Les moines de Zurbaran n’ont jamais composé de petits vers ; il en faisait au pied levé. Les archives de Saint-Genix possèdent un impromptu de sa façon, intitulé les Cinq voyelles :


Je suis épris de la charmante Issec,
Et je trouve son joli bec
Plus frais que le sorb… ec.
J’irais pour elle à La Mecque ;
Elle eût rendu fou Sénèque…
Ô ! mort, si tu lui donnes échec,
Viens m’enlever avec !


Les vrais moines sont très incurieux des choses de la terre, et Joseph de Maistre, dès sa jeunesse, eut toutes les curiosités. À l’âge de quinze ans, il était entré dans la confrérie des Pénitens noirs. Plus d’une fois, pieds nus, enveloppé dans sa cagoule, dont le capuchon était percé de deux trous à la hauteur des yeux, il avait passé la nuit du condamné et assisté à son supplice, et c’est sous les beaux ombrages du Verney qu’il avait fait connaissance avec le bourreau, avec cet être sinistre qu’il a peint dans des pages inoubliables et qui, sa tâche finie, s’écrie dans la joie de son cœur : « Nul ne roue mieux que moi ! » Plus tard, à peine revenu de Turin, il voulut s’initier aux secrets de la franc-maçonnerie, et ce pénitent noir se fit affilier à la loge de la Parfaite-Union, qui ne tarda pas à l’élever à la dignité de grand-orateur. Que leurs lumières leur vinssent de Dieu ou du diable, il eut toujours de la sympathie pour les illuminés — : « Je consacrai jadis beaucoup de