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la patria potestas, et Joseph fut élevé, selon sa propre expression, « dans toute la sévérité antique. » On pourrait croire qu’un jeune homme qui se sentait dans les veines « du soufre de Provence » tenta plus d’une fois de secouer le joug. Il n’en fut rien, ce régime lui plaisait, et il apprit de son père à aimer l’autorité avant de la comprendre. À l’âge où l’on se passionne pour le fruit défendu, il ne lut jamais aucun livre sans en avoir demandé l’autorisation « au bloc de granit. » Il se dédommagera plus tard, s’il est vrai, comme l’a dit Mme Swetchine, « que de Voltaire il avait tout lu, tout retenu, tout, sans excepter ce qu’on n’avoue guère. »

S’il a toujours vénéré son père, il adorait sa mère. Le chevalier Roze nous la représente comme une mère aussi tendre que vigilante et comme la femme la plus vertueuse de Chambéry, dévote sans cagoterie, sévère et sérieuse sans pruderie, charitable sans ostentation. Elle avait, nous dit-il, « la judicielle extrêmement saine, extrêmement juste. » Elle appartenait, elle aussi, à une famille de robe ; elle était la fille aînée du sénateur Demotz, juge-mage de la province de Savoie, c’est-à-dire juge ordinaire des bourgeois en matière civile. Grand amateur de belles-lettres et de beaux livres, le juge-mage avait désiré que ses filles fussent à la fois de bonnes chrétiennes et des femmes agréables. « Dans cette vieille maison parlementaire, si la journée commençait par des patenôtres, il n’était pas rare de la voir finir par une soirée littéraire où Christine récitait de sa voix harmonieuse des tirades de Racine, son poète préféré, celui dont elle avait appris la langue en même temps que le Pater et le Credo. » Elle se fit un devoir de le réciter souvent à ses enfans, et Joseph a raconté qu’elle l’endormit plus d’une fois au son de cette incomparable musique : « J’en savais des centaines de vers longtemps avant de savoir lire, et c’est ainsi que mes oreilles, ayant bu de bonne heure cette ambroisie, n’ont jamais pu souffrir la piquette. »

En vingt-quatre ans de mariage, M. et Mme de Maistre avaient eu quinze enfans, dont dix leur survécurent. Ils possédaient entre eux deux une centaine de mille francs, et les traitemens divers du président ne montaient pas à 6,000 livres. Joseph ne faisait point fi des richesses ; il a déploré quelquefois la médiocrité de sa fortune. Lorsqu’il était à Saint-Pétersbourg, il se plaignait qu’avec ses 6,800 roubles et son habit vert, il ne pouvait sortir à pied, n’ayant que la pelisse grossière du carrosse, et il comparait son sort à celui des trois enfans dans la fournaise : Misericordia Domini quia non sumus consumpti. Il était le moins hypocrite des hommes, il n’a jamais dissimulé l’importance qu’il attachait à la sérieuse question « des petits écus, » et il pensait qu’il est dur d’être pauvre quand on n’est pas le premier venu et qu’on a une dignité à soutenir. « La résignation, écrira-t-il de Sardaigne à son ami le marquis Costa de Beauregard, est une vertu qui est