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D’abord il descend avec précipitation vers le fond, mais plus il en approche, plus la chute se ralentit ; bientôt le courant l’emporte d’un côté.

À sa rencontre toute une bande de petits poissons, qu’on appelle des pilotes, arrive en frétillant de la queue. Voyant ce grand corps, ils s’arrêtent, puis tous à la fois se détournent et disparaissent. — Mais un instant après, ils reviennent très vite, se jettent sur Goussef et se mettent à flairer la toile grise.

Alors apparaît un autre grand corps sombre : c’est un requin. Il avance avec dignité, comme s’il ne voyait pas Goussef, s’allonge voluptueusement le long du corps, le soulève, le tourne et ouvre paresseusement la gueule avec ses deux rangées de dents…

Les pilotes semblent trouver cela très amusant, ils se sont un peu éloignés, mais suivent le procédé avec intérêt.

Le requin, las de jouer avec le corps, enfonce ses dents dans la toile et la déchire… Un poids en fer qui y était enfermé heurte contre les côtes du requin et descend lourdement vers le fond de la mer.

Pendant ce temps, l’horizon oriental s’obscurcit et des nuages sort un long rayon vert qui s’étend jusqu’à moitié du ciel. Bientôt un rayon violet vient se placer à côté du rayon vert, puis c’est un rayon doré, puis un autre, tout rose… Le ciel prend une délicate teinte lilas.

Contre cette superbe et ravissante orgie de couleurs, l’océan semble d’abord bouder, se plisser de mille rides, mais bientôt il reflète les beautés du ciel, il sépare de tons gais, tendres et passionnés pour lesquels la langue humaine n’a pas encore trouvé de noms.




LE FUYARD[1].


Ce fut toute une longue affaire. D’abord Paschka s’en alla avec sa mère à travers les champs moissonnés, sur des routes humides dont la glaise collait à ses petites bottes ; puis, sa mère et lui restèrent debout dans une vaste antichambre et attendirent patiemment l’arrivée du médecin. Il faisait moins froid dans l’antichambre que dehors, surtout lorsqu’elle se remplit de monde ; même il y en

  1. Tchekof se plaît à tracer, auprès de ses études psychologiques d’une grande mélancolie, des croquis ébauchés, des silhouettes d’enfans qui, par leur forme incomplète, un peu vague, rendent bien le point de vue du romancier, attentif à dérouler la situation aussi exactement que possible, et dans son décousu de vie réelle pour ainsi dire. Il ne conclut pas, il semble proposer au lecteur la solution de ce qui pour lui reste une énigme.