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— Tu as été ordonnance ? demande Pavel Ivanovitch.

— À votre service, répond Goussef.

— Ha ! fait en grinçant des dents Pavel Ivanovitch, — arracher un homme à sa famille, à son travail, le transporter à quinze mille verstes, le jeter en proie à la phtisie, — et tout cela pour qu’il brosse les bottes de quelque capitaine Kopékine, de quelque mid-shipman Dirka ! Voilà qui est beau, hein, voilà qui est sublime !

— Ce n’est pas si dur que ça, répond Goussef, croyant toujours nécessaire de s’excuser. Le matin on brosse les habits, on apporte le samovar, on fait la chambre et puis on est libre ou de prier Dieu, ou de lire, ou d’aller dans la rue… Le lieutenant dessine des plans dans sa chambre. Dieu donne à tous une vie si facile !

— Oh ! oui, une vie charmante ! Il dessine des plans, ton lieutenant, et toi, tu laisses écouler ta vie, imbécile ! Crois-tu que tu en recevras une seconde, dis donc ?

— Un mauvais gars, Pavel Ivanovitch, est rudement mené partout, — au service comme ailleurs, — certes, pour lui la vie n’est pas gaie. — Mais quand on a de la conscience, quand on obéit aux supérieurs, — pourquoi s’affligerait-on ? Les chefs sont des gens instruits et sages. Pendant les cinq ans de mon service je n’ai pas connu la prison et quant à être battu, ça ne m’est arrivé, — Dieu me donne la mémoire, — qu’une seule fois !

— Et pourquoi ?

— Pour une dispute, Pavel Ivanovitch. C’était en automne. Les Mandchous arrivaient avec du bois dans notre cour, ça m’ennuya, — je les ai joliment arrangés, même que l’un saignait du nez, le chien de mécréant ! Mais le lieutenant avait tout vu de la fenêtre, il se fâcha et me donna des soufflets…

— Tu n’es qu’un pauvre imbécile, un gros bêta, murmura Pavel Ivanovitch, tu ne comprends rien.

Il est très faible ; le balancement du navire l’a épuisé. Il voudrait s’étendre, dormir, mais à peine essaie-t-il d’une nouvelle attitude que la toux le suffoque. Il ferme les yeux.

Les joueurs se sont querellés et injuriés ; leurs voix ont rempli la cabine ; cependant les oscillations du vaisseau les fatiguent à la fin ; ils se traînent jusqu’à leurs lits et se taisent. Le silence devient oppressant.

De nouveau les images les plus incohérentes se succèdent devant les regards de Goussef. Tantôt c’est Androne, le fusil sur l’épaule, qui porte un lièvre tué, et le petit juif Isaïe, qui le suit, en lui proposant d’échanger le lièvre contre un morceau de savon, — tantôt c’est Downa sur le seuil de sa chaumière, cousant une chemise et pleurant sur un chagrin quelconque… Puis c’est encore le frère Alexis sur son traîneau et Vanka qui rit et la petite Akoulka,