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fond de la mer, l’Orphée, pleurant contre un arbre, le Saint Brandan, abordant la côte d’Irlande, par M. Ary Renan, sont de douces figures agréablement évoquées dans des paysages décoratifs d’un aspect harmonieux. M. René Ménard, dans ses Défricheurs et ses Premières étoiles, vise à des conceptions plus personnelles et à des compositions plus compliquées. La force lui manque encore pour pousser à point de grandes figures, mais sa petite esquisse du Départ du troupeau montre à la fois dans l’ordonnance des figures, dans la distribution lumineuse, dans la coordination de l’ensemble, un goût délicat et une juste entente qui annoncent une personnalité. Chez MM. Aman-Jean et Maurice Eliot, le dilettantisme est plus monté de ton et ne recule pas devant ces hardiesses de colorations, parfois sourdement intenses, parfois exaltées et criardes, qui nous étonnent si fréquemment, nous ravissent ou nous exaspèrent chez les Anglais excentriques. Dans Venise, reine des mers, de M. Aman-Jean, c’est un effet de tapisserie foncée et éteinte, dans la Rive enchantée (Zéphyre et Flore) de M. Maurice Eliot, celui d’une tapisserie au petit point, pétillante, papillotante, éblouissante. On ne saurait juger ces peintures comme des tableaux ordinaires, puisque les auteurs y négligent volontairement ce qui fait le mérite ordinaire d’un tableau, la juste proportion des figures, l’exactitude des plans, la perspective aérienne et linéaire. Il les faut prendre pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire des fantaisies de coloristes très sensibles, l’un aux harmonies reposées de nuances assourdies ; l’autre aux explosions fraîches et vives de la lumière en liberté. Les portraits du premier, d’une expression triste et vraiment distinguée, mais plaqués, sans espace et sans air, sur des fonds ternes, les paysages du second, d’une impression ardente et passionnée, fleuris, ensoleillés, aveuglans, mais sans solidité réelle, montrent bien la différence des deux tempéramens. MM. Aman-Jean et Maurice Eliot sont des artistes délicats et bien doués ; reste à savoir s’ils se mettront à temps en possession d’une science du dessin plus sérieuse et plus soutenue qui leur permettra d’accomplir des œuvres définitives et de s’élever au-delà des notations vives, des indications ingénieuses, des suggestions confuses !

Un autre Anglais, M. Bramley, l’auteur du meilleur tableau familier du Champ de Mars, Old Memories, nous prouve combien une vraie science du dessin, souple et sans pédantisme, contribue puissamment à idéaliser la scène la plus banale. De quoi s’agit-il ? De presque rien, de deux vieux époux, bonnes gens et du peuple, assis, dans une pauvre chambre, en face l’un de l’autre, prenant leur thé. La vieille femme tient la théière et s’apprête à remplir la tasse que lui tend son homme. En ce moment, leurs yeux se rencontrent, doucement, tendrement, et dans leurs regards, comme dans