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piteusement dans la déroute de Saint-Lothain, où le marquis fut surpris, battu par Lacuzon et le colonel Massiet : il se vit bientôt abandonné et au rabais, forcé de s’enfuir dans les montagnes du Jura, de là en France. Louis XIV lui-même, qui ne croyait pas que le moment de la rupture fût venu, lui ordonna de sortir de ses États et il gagna la Lorraine.

Tout le monde s’attendait depuis longtemps à une invasion nouvelle : les philosophes, les sceptiques se consolaient en songeant qu’après tout les Français avaient mêmes mœurs, même langage, mêmes aspirations, les commerçans souffraient des prohibitions espagnoles, les industriels se voyaient ruinés par une guerre qui recommencerait tant que la France n’aurait pas atteint son but. Les places n’étaient qu’à demi fortifiées, les troupes étrangères trop peu nombreuses, les régimens de la nation composés de recrues qui n’avaient jamais vu l’ennemi. « Nos gens de guerre, écrit Chifflet (les mercenaires), gardaient les villes comme les malades gardent la chambre. » Les Français n’en parlaient qu’avec raillerie et les appelaient des troupes invisibles… Nous avions déclaré la guerre à la France, et nous n’avions pas même de poudre… — En 1673, les neuf commis des États constatent avec douleur l’absence de tout remède humain, votent pour le salut de la province mille messes qui seront dites tant qu’il se pourra devant les autels privilégiés.

Quels que fussent l’insuffisance des arméniens, le découragement de la majorité en présence de l’inévitable, la seconde conquête de Louis XIV dura près de six mois et lui coûta des pertes assez sensibles : Condé, Luxembourg, les ducs de Duras, de La Feuillade, le marquis de Resnel et Vauban dirigeaient les opérations. Quelques villes, Arbois, Salins, Besançon, Ornans, Dole, Faucogney sauvèrent, avec Lacuzon, l’honneur du nom comtois. N’oublions pas non plus ces bandes de paysans qui contribuèrent si vigoureusement à la défense, ces loups de bois, comme les appelle Louvois, ces croquans héroïques qui, avant d’être branchés, buvaient encore à la santé du roi d’Espagne. Dole résista dix jours, Salins dix-sept : 450 habitans d’Arbois, commandés par M. de Mérona, tinrent en échec un gros détachement de l’armée française muni de canons, femmes et jeunes filles se battirent comme des hommes ; l’une d’elles, portant un panier de terre sur sa tête, est atteinte d’un boulet qui lui enlève un bras ; elle jette son panier, ramasse son bras, et le porte au cimetière pour l’enterrer. L’aumônier des Carmélites entre précipitamment dans la chapelle : « Sœurs, sœurs, s’écrie-t-il, vite, mes plus beaux ornemens ! Je veux dire une messe d’actions de grâces, je viens de tuer deux Français. » Le prince de Vaudemont, fils du duc de Lorraine, vint