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mettent Paris en joie quand ils éclairent un dimanche d’été. Je le vois encore, caressant, à travers la brume du matin, les cimes bleues des marronniers, dans le jardin des Tuileries, d’où montait, allègre et pure, la chanson des nids. Ce soleil-là devait voir la fin de la féerie dont Mérimée avait tant aimé les premières scènes, et dont le dénoûment lui brisait le cœur. Il alla, péniblement et silencieusement, prendre sa place au Luxembourg. Il ne lui eût pas déplu peut-être de mourir sur sa chaise curule, mais l’émeute dédaigna le sénat. On s’ajourna au lendemain, un lendemain qui n’est jamais venu.

Quatre jours après, Mérimée partait pour Cannes. Avec quelle difficulté et au prix de quelles souffrances, les amies dévouées qui veillaient sur lui, jour et nuit, auraient seules pu le dire. Croyant Panizzi capable d’aimer encore des vaincus, il le pria de se mettre à la disposition de l’exilée qui venait d’atteindre, après de terribles épreuves, le sol anglais. Il songeait sans cesse à elle ; il la voyait a avec une auréole, » telle qu’il l’avait vue pour la dernière fois et il se disait que la postérité la verrait ainsi. Un jour viendrait où des hommes qui n’étaient pas encore nés auraient le cœur rempli d’elle et rendraient à son souvenir un culte passionné[1]. Mais il songeait encore plus à la France, et, de cette plume sceptique qui allait bientôt tomber de ses mains, s’échappait un étrange aveu : « J’ai toute ma vie cherché à me dégager des préjugés, à être citoyen du monde avant d’être Français, mais tous ces manteaux philosophiques ne servent à rien. Je saigne aujourd’hui des blessures de ces imbéciles de Français, je pleure de leurs humiliations, et, quelque ingrats et absurdes qu’ils soient, je les aime toujours… » C’est le 13 septembre qu’il écrivait ces lignes à Mme  de Beaulaincourt. Elles ont paru ici, pour la première fois, il y a quatorze ans. Je ne puis résister à la tentation de les citer encore. Par elles, Mérimée conclut lui-même l’étude de sa vie, et avoue une âme qu’il avait cachée pendant soixante ans. Ce fut sa dernière ou, si l’on veut, son avant-dernière pensée. Jenny Dacquin reçut la lettre que sa main traçait deux heures avant la mort, et elle avait droit à ce triste bonheur. Il expira le 23 septembre, presque subitement, si un tel mot ne surprend pas, appliqué à un homme que la maladie avait ruiné jusqu’au fond. Il fut enterré dans le cimetière de Cannes ; il y repose encore. Il n’a pas été baptisé, et il n’avait pas de croix sur sa tombe. Il a vécu et il est mort en dehors du christianisme.

Vivant, tous les journaux de l’Europe avaient annoncé sa fin ;

  1. Correspondance avec la comtesse de Montijo, 8 septembre 1870.