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Il ne dormait plus, ne mangeait plus, ne marchait plus. Le beau temps, qu’il avait longtemps considéré comme un remède, n’apportait plus aucun changement à ses souffrances. Dans l’hiver de 1869, il eut une crise si terrible que tous les journaux annoncèrent sa mort. M. Guizot crut devoir en informer l’Académie et prononça une sorte d’oraison funèbre. Ce singulier plaisir d’assister à ses funérailles qu’une légende prêtait à Charles-Quint, il l’eut réellement ; il sentit tomber sur le bout de son nez, à travers la banalité du drap mortuaire, la goutte d’eau bénite, encore plus banale. Cela le ranima : il écrivit à tous ses amis sur un ton assez gai. « Vous avez peut-être lu dans les journaux que j’étais mort. J’espère que vous n’en avez pas cru un mot, pas plus que moi, du reste… Le fait est que, pendant quelques jours, j’ai pu donner de grandes espérances aux candidats à l’Académie, mais j’ai tenu bon, et me voici en convalescence[1]. » — Ce mieux ne dura guère. L’hiver suivant, il crut mourir à Nice, où il était allé déjeuner chez un de ses amis, et, quand M. Émile Ollivier lui écrivit une lettre « fort bien tournée, » pour lui demander sa voix à l’Académie, il lui répondit « qu’il n’était plus de ce monde. » Il se sentait perdu sans ressource lorsqu’il revint péniblement à Paris, au commencement de l’été de 1870. L’impératrice n’avait cessé de le combler de prévenances délicates. Elle le voulait, malade, à Saint-Cloud, promettant de soigner elle-même son vieil ami. Comme il ne pouvait guère venir à elle, elle serait allée à lui ; mais, en pareille circonstance, la visite des souverains, c’est l’extrême-onction des courtisans. Après eux, on n’attend plus qu’un hôte encore plus « royal, » une majesté plus grande que les majestés de la terre. Songeant tristement à cette superstition, l’impératrice s’abstint. Mérimée en était là de son agonie lorsque la guerre éclata.

IV.

Confusément, il l’avait pressentie et la redoutait d’autant plus qu’il ne la séparait pas de la Révolution. Lui qui connaissait si bien les Anglais, les Espagnols, les ItaUens et les Russes, il n’avait sur les Allemands que des idées vagues et, pour ainsi dire, de seconde main. À la veille de Sadowa, il répétait, sur le témoignage d’autrui, que la landwehr prussienne était une garde nationale et refusait de marcher. Combien fallait-il de pipes fumées ensemble et de verres de bière bus à la patrie pour que les Allemands se missent

  1. Correspondance avec la comtesse de Montijo, 14 mars 1869.