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Un médecin lui conseilla de tirer à l’arc, et il s’adonna à cet exercice avec une passion méthodique. Taine, qui l’a visité à Cannes dans les dernières années de l’empire, le vit avec étonnement se promener dans la campagne, suivi à quelques pas de ses fidèles Anglaises dont l’une portait la boite à couleurs, l’autre l’arc et les flèches de leur ami. Minutieux en tout, curieux d’aller au fond des choses, il étudia l’histoire de l’arc, sa portée à diverses époques et chez différens peuples. Peu s’en fallut qu’il n’écrivît son Toxophilites, comme avait fait le bon Roger Ascham, le précepteur d’Élisabeth, entêté du même exercice. Ayant appris que les arcs les meilleurs dont se servissent les Anglais pendant la guerre de Cent ans étaient faits d’un bois très dur, que l’on tirait d’Espagne, il écrivit à Mme de Montijo pour se procurer des matériaux semblables. Il devint fort adroit à abattre des pommes de pin et voulut persuader à Cousin de se livrer au même passe-temps, mais ne put former en lui qu’un détestable élève.

Bien entendu, Cannes n’était qu’une fausse solitude, un « bout du monde » de fantaisie à l’usage des ermites parisiens qui ne peuvent pas vivre vingt-quatre heures sans conversation et sans journaux. On trouvait à qui parler dans ce désert. C’était, outre Cousin, M. Barthélémy Saint Hilaire, le docteur Maure, Édouard Fould, qui amenait avec lui sa cuisinière, « artiste du plus grand mérite ; » c’était Panizzi, toujours entre ses deux patries, acceptant de l’une le titre de chevalier, de l’autre le poste et les émolumens de sénateur, et arrêté comme à mi-chemin entre le British Museum et les Cascines ; c’était la colonie anglaise, ayant à sa tête le vieux Brougham enfoui dans sa cravate aux cent tours, et dont Mérimée célèbre chaque année, en termes nouveaux, la momification progressive, lord Brougham, qui se plaint de tout, des gens et des choses, jusqu’au jour où la seconde enfance lui rend la sérénité, et qui accueille la nouvelle de la mort de sa femme par cette parole optimiste : « Espérons que ce ne sera rien. » C’étaient aussi des passans curieux et illustres, oiseaux de passage qui se posaient à Cannes un instant avant de reprendre leur vol : la duchesse Colonna, le général Fleury, Cobden, Jenny Lind, qui chanta devant lui et lui rendit pour une heure des sensations oubliées, la princesse royale de Prusse, qui lui montre ses dessins et ses enfans, « fort bien faits les uns et les autres. »

Oserai -je dire, après avoir cité ces grands noms, qu’il s’intéressait encore, et plus que jamais peut-être, à ses humbles amis, à ses bêtes favorites ? Il avait découvert, dans une masure déserte aux environs de Cannes, un chat abandonné, et fit tous les jours, pendant longtemps, un trajet considérable pour lui porter à manger.