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leures œuvres de Mérimée. Mais, ce soir-là, son ingrat et malheureux débit m’empêcha de m’en apercevoir.

Un peu après avoir fini, il se leva et me dit à demi-voix, d’un ton assez brusque :

— Avez-vous compris, vous ?

Je dus avoir l’air assez niais. J’aurais peut-être fini par trouver une réponse encore plus niaise, mais il ne m’en donna pas le temps.

— Vous n’avez pas compris, c’est parfait !

Et il me laissa complètement abasourdi. En effet, je n’ai compris que longtemps après, en lisant les lettres à l’Inconnue. Il l’informa qu’il avait lu Lokis, à Saint-Cloud, « devant des petites filles qui n’y avaient vu que du feu. » Il n’avait plus aucune raison de le refuser à M. Buloz, et Lokis parut dans la Revue.

Malgré les heures qu’il donnait à la cour, au monde, aux voyages, à ses correspondances, à l’Académie et au Sénat, il lui en restait beaucoup, l’insomnie aidant, pour la lecture. Mais il se plaignait que les livres lui manquassent et était obligé de descendre quelquefois à de misérables romans anglais, écrits par de petites demoiselles. Cependant il me semble, sauf erreur, qu’il y avait alors en France des livres et des écrivains. Je crois même que cette période du second empire fera bonne figure dans notre histoire littéraire, et si je la désigne ainsi, c’est pour la dater et non pour essayer de lancer un « siècle de Napoléon III, » que les faits ne soutiendraient pas. L’ampereur n’eut de part à cet épanouissement, prut-être final, de l’esprit en France qu’en assurant des loisirs à la nation pour assister, sans trouble, aux jeux brillans de la littérature. Le mouvement procédait de diverses causes où notre état politique n’avait rien à voir. C’était le retour inévitable du réalisme après les excès du romantisme que Victor Hugo avait fini par tuer sous lui après l’avoir enfermé dans une formule étroite et fausse. Mais ce retour était aidé par les tendances générales de la société européenne, par les victoires de la science positive, l’attiédissement des croyances religieuses, la prédominance de l’utilitarisme dans le gouvernement des affaires humaines, le début d’une nouvelle ère économique caractérisée par l’avènement de la vapeur et de l’électricité. Ce mouvement, qui s’accommodait mieux avec la nature française que celui de l’âge précédent, trouva surtout son expression dans notre critique et dans notre théâtre.

Mérimée, qui en était, sous certains rapports, un des précurseurs, eut-il conscience qu’il traversait une grande époque ? Je suis obligé de dire que non. Les arbres, dit-on, empêchent de voir la forêt et le voyageur n’en juge l’étendue qu’après l’avoir