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grec. Elle est bien plus belle que l’allemand et d’une clarté merveilleuse. Vous savez qu’on peut comprendre tous les mots d’une phrase allemande sans se douter de ce que l’auteur a voulu dire. Mon ami Mohl, Wurtembergeois de naissance, s’excusait de ne pouvoir me traduire une phrase d’un de ses compatriotes, parce que cette phrase était dans la préface et qu’il aurait fallu lire les douze volumes pour en bien pénétrer le sens. Cela n’arrive pas en russe[1]. » Il ajoute que « la langue est jeune ; les pédans n’ayant pas encore eu le temps de la gâter, elle est admirablement propre à la poésie[2]. » C’est cette idée qu’il développa dans un article très étudié sur Pouchkine. Il traduisit, comme il savait traduire, deux nouvelles saisissantes de l’écrivain russe, le Coup de piatolet et la Dame de pique ; il y mêla sa fine raillerie à l’angoisse sans nom qui plane sur ces deux récits. Il fit connaître aussi au public l’Inspecteur-général, la terrible satire de Nicolas Gogol, et analysa, dans un article, les Âmes mortes, mais je ne pense pas qu’il ait vu jusqu’au fond de Gogol. Dans l’amertume du conteur slave, il critiquait, un peu mesquinement, l’abus d’un procédé littéraire, au lieu d’y voir l’incurable tristesse d’une race et le mal religieux qui torture, là-bas, jusqu’aux incroyans. Son étude sur Tourguénef manque aussi d’ampleur. Pourtant, il connaissait et aimait l’auteur de Pères et Enfans, avec lequel il se lia dès le premier séjour de Tourguénef en France, peu après la paix de Paris et l’émancipation des serfs. Dans l’automne de 1867, il revisait les épreuves de Fumée, que traduisait, pour le Correspondant, le prince Auguste Galitzine. Une lutte très amusante s’engagea entre le traducteur et le reviseur. À mesure que la pudeur du premier supprimait un passage, la malice du second le rétablissait. Mais le prince revisait à son tour, supprimait encore, et, de nouveau, Mérimée réclamait. Je crois que le prince eut le dernier mot : ce qui gâta quelque peu l’œuvre du grand charmeur. Quant à Mérimée, quelle chose l’attirait dans Tourguénef, et, par exemple, dans Fumée ? Est-ce la peinture poignante de cette impuissance qui fait de la vie du Slave un long rêve déçu ? Ou n’est-ce pas plutôt l’art contenu et suggestif du peintre, son coup de pinceau sobre et fin ? Mérimée a dit quelque part : « Les Russes sont sortis de l’ornière classique sans tomber dans la fondrière du romantisme ; » et il les aimait pour cela.

Il n’a pas terminé son histoire de Pierre le Grand, mais il nous a laissé une double étude sur deux héros cosaques, Bogdan Chmielnicki et Stenka Razine. C’est de l’histoire mixte, moitié documentaire,

  1. Correspondance inédite avec Albert Stapfer. Cannes, 10 février 1869.
  2. Id., ibid.