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et qui se savait un charmeur, puisqu’il avait amusé Abd-el-Kader et apprivoisé le maréchal Malakoff, s’il avait pu causer deux heures, en tête-à-téte, avec le sphinx des Tuileries !… Et justement, un familier du souverain français, homme d’esprit et très discret, diplomate d’instinct en attendant qu’il le devînt par brevet, venait, à propos de bibliothèque, se placer sous sa main, lui offrir l’intermédiaire désiré. Comment n’eût-il pas saisi l’occasion ? Mérimée ne vit en Panizzi qu’un délicieux compagnon qui le mettait en verve : c’est de quoi les hommes d’esprit savent le plus de gré. Souvent trompé par les iemmes, il ne l’a été que cette fois par un homme, et si Panizzi n’avait point les traits de la temme, il ressemblait un peu, par les grâces ondoyantes et fascinatrices, à son vieil ami le serpent.

On s’était lié au British Museum ; on se retrouva avec joie à Venise, au palais Lorédan, où les deux amis passèrent quelque temps avec les deux dames anglaises, miss Lagden et Mrs Ewers, qui formaient à Mérimée comme une demi-famille. D’abord Venise lui déplut. « Les palais sont sales, mal bâtis et mal tenus, les canaux sont bien étroits, les gondoles peu commodes ; la Fenice est au-dessous du théâtre de Bordeaux, et les musées n’ont rien qui se puisse comparer à ce qu’on voit de la peinture vénitienne à Paris et à Madrid. Mais il y a dans cette ville un je ne sais quoi qui vous prend malgré vous[1]. » Chaque jour, ce je ne sais quoi le tenait davantage. Jamais il n’avait vu « tant de jolies femmes à la fois. » D’ailleurs Panizzi, le magicien, touchait toutes choses de sa baguette. Les Vénitiens lui paraissaient des esclaves résignés et insoucians, sinon heureux. Ils ne savaient rien des choses de ce monde, « si bien qu’ayant appris la naissance du prince impérial, ils sont allés donner une sérénade au comte de Chambord, qui, pensaient-ils, devait en être bien aise, en sa qualité de prince français[2]. » Mérimée, qui connaissait personnellement Daniel Manin, n’ignorait pas que toutes les âmes vénitiennes n’étaient pas plongées dans cette torpeur. Il sentait que les temps allaient venir. Cette Italie que Stendhal avait aimée, que l’art et la galanterie consolaient de tout, ses yeux étaient pour ainsi dire les derniers à la regarder. Encore quelques mois, quelques années, et elle entrerait dans le passé.

En effet, l’année suivante vit de grands événemens. Ce que Panizzi eût aimé à tenter, Cavour le fit à Plombières, mais de façon un peu différente. Pendant que lord Palmerston parlait de l’indé-

  1. Correspondance avec la comtesse de Montijo. Venise, 9 août 1858.
  2. Ibid., même date.