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mêmes. Une longue habitude fortifiait cette impression. Il ne caressait pas les gens de lettres comme beaucoup de princes l’ont fait avant et depuis. Mais ceux qui le pratiquaient longtemps n’ont jamais senti en lui ce mépris secret de notre métier, que les grands déguisent mal sous leurs empressemens intéressés. En attendant que Mérimée en vînt à aimer dans Napoléon III un confrère qui partageait ses goûts et pensait comme lui sur les sujets essentiels, il suivait curieusement les moindres mouvemens du grand joueur politique dont un coup de fortune l’avait rapproché. Un joueur heureux, qui se fie au hasard parce qu’il s’en sait bien traité et auquel ses inadvertances mêmes réussissent : telle est la comparaison qui revient souvent dans les premières lettres et qui disparaît dans la suite de la correspondance. Peu à peu il s’avise que le joueur a un système. « Je commence, écrit-il, à connaître l’inflexibilité de votre gendre. » La première fois qu’il se risque à parler des affaires d’Espagne, il n’obtient d’autre réponse qu’un tortillement de moustache. Soit, cela doit être, et les Anglais ont raison de mettre cette inscription sur leurs paquebots : « Ne parlez pas à l’homme qui est à la barre. » Pour un souverain, le premier mérite est d’avoir une volonté, et le second de la cacher. La force de l’empereur réside surtout, pense-t-il, dans une sorte d’intimité mystérieuse avec l’âme de la nation. « Il a, dit-il, un tact incroyable pour deviner les mouvemens si singuliers de ce pays. Où diable a-t-il appris cela, et quel démon familier a-t-il à ses ordres pour le lui dire[1] ? »

Malgré tout, l’inquiétude revient, parce qu’elle est dans le tempérament de Mérimée. Il pressent, dans chaque nuée qui passe, la foudre qui doit nous pulvériser. Le nuage s’éloigne sans avoir crevé et, de nouveau, il respire. À force d’être toujours heureusement déçu, il en vient à croire que l’empereur sait toujours où il va et peut tout ce qu’il veut. Lorsqu’il va prendre le commandement de l’armée, en 1859, Mérimée se rassure en se disant que « c’est le caractère qui fait les généraux. » Les événemens paraissent lui donner raison, et il écrit avec plus de confiance encore : « J’ai toujours pensé que l’art de la guerre s’apprend très vite, qu’un homme de génie est toujours un grand capitaine, témoin César[2]… »

C’est la première fois qu’il prononce le mot de génie, et qu’il compare Napoléon III à César. Ce mot et cette comparaison marquent l’apogée de son admiration pour l’empereur. Mais la sympa-

  1. Correspondance avec la comtesse de Montijo, 6 janvier 1855.
  2. Ibid., mai 1859.