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libellait ce poétique passeport et constatait les premiers ravages du temps dans la chevelure blonde de l’auteur en vogue était loin de se douter qu’il préparait des matériaux à l’histoire littéraire.

Voici donc Ampère et Mérimée sur cette vieille route de Smyrne à Éphèse. Ils ont avec eux un factotum et un guide, l’un Français, l’autre musulman. Seulement le Français ne sait plus sa langue, le musulman ne sait plus sa religion, et Mérimée, qui taquine impartialement toutes les églises, tourmente Ahmed au sujet du chagrin que ses libations de rhum doivent causer au Prophète. Pour mettre le comble à la confusion des races, l’escorte est complétée par Calogeros, un Grec né à Peshawur.

Ils vont ainsi, l’un dessinant, l’autre rêvant. Ils arrivent à Éphèse, et Mérimée fait remarquer à son ami cette architecture à la fois coquette et barbare, qu’il explique d’un mot : « C’est un artiste grec qui a travaillé pour des Romains. » Il ouvre de bonne foi les yeux et les oreilles, mais il est resté le même que sur le trottoir de la rue Jacob, avec son sang-froid et ses habitudes critiques. Ampère, passionné, mobile, tout entier aux sensations qui lui rendaient les voyages si délicieux, prend, comme l’eau, la teinte du ciel : « Le théâtre, dit-il, était rempli par un troupeau de chèvres noires. Un petit chevrier turc sifflait, assis sur un débris. Une immense volée de corneilles décrivait de longs circuits dans les airs. Vers la montagne, le ciel était pluvieux et grisâtre et d’un éclatant azur du côté de la mer. Sur des nuages cuivrés passaient des nuages blancs comme des spectres. Par momens, une lueur claire et pâle illuminait les ruines immenses, les cimes sévères, la plaine déserte. Je n’ai rien vu de plus sublime[1]. »

La chose la plus « sublime » qu’eut vue Ampère, c’était toujours celle qu’il voyait. Son compagnon sentait moins vivement et classait mieux ses impressions. D’ailleurs il ne regardait pas la couleur du ciel ; il ne voyageait que pour voir les mœurs et les villes, mores et urbes. C’est dans une de ces étapes qu’ils essayèrent de s’introduire dans un campement de Tartares pour y passer la nuit. Ils n’inspirèrent pas une confiance égale à celle qu’ils montraient. Il est vrai que Mérimée avait laissé pousser deux grandes et terribles moustaches qui lui barraient la figure d’une oreille à l’autre. Il était le forban qu’il avait tant désiré d’être ; il l’était trop. Les Tartares eurent peur de lui.

D’Éphèse, les voyageurs se rendirent à Magnésie, et de Magnésie à Sardes, en traversant le Tmolus. Ils arrivèrent à dix heures du soir dans l’Acropole de Sardes où ils eurent à livrer bataille, non aux soldats du grand roi, mais à une bande de chiens féroces. Un

  1. Lettre de J.-J. Ampère à Sainte-Beuve.