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insubordonné et surtout invinciblement paresseux, ce garnement se vit infliger quelques mois de séjour au camp disciplinaire. Furieux d’être obligé de travailler durement et ne sachant comment s’y soustraire, il imagina de se crever les yeux avec des épines ; la semaine suivante, quatre ou cinq de ses camarades l’imitèrent ; puis, ce fut autre chose ; il devint à la mode de se couper un pied ou une main, de se désarticuler un bras, etc. C’était effrayant ! et on était menacé de voir le camp se transformer en une horrible réunion de mutilés volontaires.

On dut réagir. Le camp était, au moment dont je parle, commandé par un homme énergique, M. V… Il n’alla pas par quatre chemins ; pour les aveugles, il fit établir une sorte de cirque fermé par des barrières à hauteur de la main, et il les obligea à s’y promener tous les jours, pendant huit heures, avec un sac de sable sur les épaules. Les manchots étaient attelés à des tombereaux, et ainsi des autres. Grâce à cette thérapeutique d’un nouveau genre, l’épidémie ne tarda pas à décroître.


Ne croyez pas que je prétende vous avoir, dans ce peu de pages, présenté autre chose qu’une esquisse fort incomplète du bagne moderne vu sous l’un de ses aspects les plus douloureux. Cela suffit, d’ailleurs, à mon ambition, car c’est le privilège des ébauches crayonnées d’après nature, que de laisser une sensation, peut-être trop générale, mais exacte.

Mon but était celui-ci : montrer par combien d’épreuves de tout genre aura passé le forçat depuis le jour de son débarquement jusqu’au moment où il parvient à entrer dans le groupe de la sélection : comme conséquences, faire admettre sa régénération possible au nombre des hypothèses acceptables. Le microbe du crime est « atténué » certainement ; mais pourra-t-il l’être jusqu’à l’innocuité ? a-t-on chance de le détruire ? J’ose prétendre que oui. Par les mêmes procédés au moyen desquels on débarrasse maintenant le corps humain du virus rabique, on chasse parfois des âmes contaminées le virus moral. Cet autre institut Pasteur, dont les bienfaits méritent d’être décrits, s’appelle la « colonisation pénale. »


PAUL MIMANDE.