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sont topiques, n’est-il pas vrai ? un homme du monde, un prêtre, un bourgeois lettré !

Dites-moi maintenant si un malheureux dont l’enfance a été flétrie, dont la misère a surexcité les appétits, chez qui le crime semble une résultante presque inéluctable, dites-moi si celui-là ne mérite pas quelque pitié, — j’allais écrire quelque bienveillance, — lorsque, précipité dans le gouffre, il essaie, pour remonter à la surface, de s’accrocher à la paroi glissante.


II

Aux exemples funestes qui entourent le forçat, vient s’ajouter la terreur que lui inspirent ses sinistres compagnons.

J’ai eu à mon service un libéré qui avait subi cinq ans de travaux forcés pour bigamie : c’était un étrange petit homme que cette victime de l’amour légal ; pommadé, fardé, sautillant, prétentieux, d’ailleurs déplorable domestique ; un de ses ridicules consistait dans un goût exagéré pour l’euphémisme.

Ainsi, quand il était obligé de parler du temps où il portait la livrée de toile bise, il avait coutume de commencer par cette phrase : « Lorsque j’étais à la pension… » L’image, par hasard, était juste et la pensée m’en revenait l’autre jour en relisant un volumineux manuscrit et dans lequel un forçat raconte les « brimades » imposées aux « nouveaux » alors que, le soir, les verrous mis, la ronde faite, on entend s’éloigner le bruit des pas du surveillant de service ; brimades monstrueuses où l’on grince des dents, où l’on pleure, où l’on saigne.

Malheur à qui se révolte, à qui se redresse devant l’horrible tutoiement, à qui ne jure pas fidélité aux atroces lois du bagne, mort à qui les trahit, à qui les dénonce. Et si puissante est cette impression qu’elle garde toute sa force, même en présence de la mort.

Il arrive parfois qu’un matin on trouve dans le coin d’une case un homme râlant, la poitrine trouée de coups de couteau ; on relève le blessé, on interroge ses compagnons ; personne n’a rien vu, ni rien entendu ; chacun a dormi d’un sommeil tranquille comme sa conscience ; on questionne la victime qui répond d’une voix défaillante ne savoir qui l’a frappée ! Quel drame a dû se passer à la lueur de la fumeuse lanterne qui éclaire vaguement le sinistre dortoir ? On peut difficilement concevoir une chose plus tragique que cet assassiné, étouffant ses cris de douleur pour ne pas compromettre ses assassins.

J’ai vu ceci : une escouade de forçats allait partir pour le travail ; ils étaient placés sur deux files ; on faisait l’appel :