Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 117.djvu/363

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vérités historiques seraient-elles aussi des phares à feux changeans, ou faut-il accuser cette anémie intellectuelle qui nous rend semblables à un homme qu’on aurait enfermé depuis sa naissance dans une mine, et qui nierait le soleil, les fleurs, la mer, les montagnes ? Ne se figure-t-on pas l’auteur, très moderne cependant, de cette page, sous les traits de ces naïfs chapelains du moyen âge, écrivant les faits et gestes des seigneurs du château qu’il habite, dans une de ces heures où la bataille a cessé de faire rage autour de lui, sans mettre jamais le nez à la fenêtre, sans que rien puisse déconcerter son parti-pris d’admiration ? Ne rappelle-t-il pas un peu aussi ce grammairien endurci qui, apprenant les désastres des dernières années du règne de Louis XIV, se frottait les mains en disant : « Tout cela n’empêche pas que je n’aie dans ma cassette deux mille verbes français bien conjugués ? » Comment donc oublie-t-il de mettre dans l’autre plateau de la balance tant de malheurs, rivalités sanglantes de suzerain à vassal, de barons contre barons, châteaux pillés, détruits, garnisons passées au fil de l’épée, femmes condamnées aux pires outrages, le droit de la guerre si féroce malgré le code d’honneur de la chevalerie, les routes peu sûres, infestées de bandits qui, à certains momens, forment des armées redoutables, les famines, les pestes si fréquentes ; les habitans des villes à peine émancipés, le paysan, le vilain, comme on l’appelle, serf de la terre qui l’a vu naître, soumis au droit de mainmorte, pressuré de mille façons, mal nourri, pauvrement habillé, heureux d’un bonheur très humble, si son seigneur se montre miséricordieux, malheureux d’une misère fort noire, s’il a affaire à un batailleur, à un méchant ; l’industrie presque nulle, l’agriculture vouée à la routine, la liberté méconnue, oppressée par les libertés, c’est-à-dire par les privilèges que chaque caste revendiquait si âprement ; — la religion qui n’est pas toujours une mère, mais souvent aussi une marâtre, intervenant avec une minutie vexatoire dans les moindres actes de la vie, les peines juridiques atroces, les horreurs de la procédure criminelle, plus tard l’inquisition, les procès de sorcellerie, la pensée philosophique, toutes les velléités d’indépendance intellectuelle jalousement comprimées ? De ces deux tableaux, lequel serait tout à fait ressemblant ? Ni l’un ni l’autre sans doute, et le meilleur semblerait un troisième où l’historien placerait les contraires en présence, les premiers tempérant l’amertume des seconds, ceux-ci corrigeant la candeur de ceux-là, pour aboutir à cette conclusion consolante que les siècles qui ont précédé la révolution française ont, tout bien pesé, répandu dans le monde une plus grande somme de bonheur que les siècles du moyen âge, que le XIXe siècle a beaucoup augmenté