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foudres ecclésiastiques, et, comme la religion leur tient à cœur autant que l’indépendance, ils forcent de pauvres moines à leur dire la messe : ainsi, au XVIIIe siècle, le parlement de Paris envoyait l’extrême-onction aux jansénistes entre quatre sergens.

« Les troubles n’étaient qu’à la surface de la société, ses bases avaient acquis une solidité étonnante, aucune commotion ne les avait ébranlées pendant les croisades. Le peuple tranquille et soumis jouissait de tout le bien-être que le temps comportait. Entre le Xe et le XIIIe siècle, l’esclavage avait doucement disparu ; les croisades, renouvelées coup sur coup, avaient, en partie du moins, purgé le pays des masses errantes et déclassées. Les familles s’étaient formées, constituées et fortifiées dans les basses classes autant que dans les hautes ; dans celles-ci florissaient la propriété, l’hérédité, les noms et armes, tout l’effectif et le réel de ce qui devait n’être que l’honorifique et le fictif des âges suivans ; dans celles-là s’était formé un état civil fondé sur les sacremens mêmes et sanctionné par le christianisme. Des mœurs agricoles donnaient le calme et l’économie domestique, des mœurs guerrières l’énergie et l’activité. Par une singulière providence, tous les domaines convertis en fiefs, relevant les uns des autres, formaient un tout invulnérable. L’origine des inféodations et des mouvances était visible à tous les yeux, et par conséquent incontestable. Les droits, les titres, les concessions sortaient directement de leur source. Ceux qu’en langage romain on appelait unanimement les princes du peuple étaient à la fois pères de famille, maîtres, seigneurs, capitaines et juges ; leurs hommes, dénomination plus libre et plus fière, introduite depuis la fin de l’esclavage, leurs hommes étaient colons, censitaires, fermiers, laboureurs, archers, cavaliers, serviteurs : les uns et les autres composaient une étroite et indissoluble communauté. Si le sol, abandonné de ses possesseurs pendant cinq croisades, n’a point tremblé, si la société a subi une épreuve à laquelle aucune nation moderne ne pourrait maintenant résister, si les mères, les femmes et les enfans des croisés n’ont eu au milieu de leurs vassaux d’autre sujet d’alarmes que les nouvelles apportées d’outre-mer, il faut chercher la raison de ce phénomène unique dans les ressorts si simples d’une jeune société toute rustique et guerrière, disciplinée sous ses chefs naturels et attachée à eux par l’affection et le respect. »

Ce tableau[1] d’un Eldorado féodal en Comté est séduisant et spécieux ; il est même vrai d’une certaine manière, de cette demi-vérité qui tantôt néglige les ombres et tantôt la lumière, selon que le peintre charge ses palettes de couleurs claires ou sombres. Les

  1. La Franche-Comté ancienne et moderne, par Hugon d’Augicourt, t. Ier, p. 280.