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portait autrefois devant les vizirs, ont rejoint, dans le pays de la légende et peut-être dans la boutique des brocanteurs juifs, les marmites des janissaires, les dolmans verts des bostandjis, les étendards des spahis, les casques des peïks, ornés de plumes de héron, et l’Arbre d’or des califes de Bagdad.

Le vali de Smyrne ne ressemblait pas aux cavaliers incendiaires, écorcheurs et empaleurs qui, au temps de Soliman le Magnifique et du grand-vizir Ibrahim, enlevaient, à quelques pas des murs de Vienne, les vedettes du saint-empire. C’était un petit vieillard, très gros, avec une grande barbe blanche et des lunettes. Il était assis dans un large fauteuil, et ses mains grasses étaient croisées sur sa redingote boutonnée.

J’avais déjà vu le pacha, de très loin, lorsqu’il faisait, sur le quai, sa promenade quotidienne en landau. Quatre gendarmes, la carabine au poing, escortaient son excellence sans parvenir à lui donner un aspect guerrier. Riffat est un homme paisible et peu remuant. On ne lui connaît pas de harem et l’on prétend que son goût très prononcé pour les plaisirs de la table le délivre de toute autre passion.

Le vali me fit offrir une nouvelle tasse de café turc, épais et savoureux : décidément ce n’est pas en vain que le vieux cheik. Eboul-Hassan-Schazeli, six siècles après la venue du Prophète, révéla aux Arabes les vertus éminentes du moka. Un esclave m’apporta des cigarettes, et, dans cette grande salle claire, à peine meublée, sonore comme une église, la conversation s’engagea, paresseuse et lente. Le vali ne savait pas le français. Il prononçait posément, d’une belle voix de basse, des syllabes cadencées et lourdes ; et Armenak, très obséquieux, traduisait les paroles, à mesure qu’elles sortaient de la barbe vénérable. Je compris qu’il s’agissait de Pasteur, de M. Carnot, de Sarah Bernhardt : ce digne pacha me citait, pour me faire plaisir, toutes nos gloires nationales.

Je retrouvai, dans la cour, mon kavas qui sommeillait, et mon cocher qui jouait aux cartes avec un zaptié. Je sortis du konak avec les mêmes honneurs qui m’avaient accueilli lors de mon arrivée, et, sans doute, plus d’un khodja, dans les petits cafés du quartier turc, apprit le soir à ses amis, accroupis en rond sous les rayons de la lune, que quelque chose d’important venait d’être conclu entre le lieutenant du padischah et la nation des Franks d’Europe.

Moussiou, me dit Manoli, qui m’attendait à l’hôtel de Fra Giacomo, avez-vous fait lire votre passaporto par un drogman du seigneur consul ?

— Non, mais Armenak-Effendi m’a remis la traduction, et je sais ce qu’il y a dedans.