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réclamations affluent dans les bureaux du konak. Si les brigands ont enlevé dans les gorges du mont Pagus une bande d’imprudens touristes, vite un drogman, escorté d’un kavas armé jusqu’aux dents, notifie au gouverneur-général des sommations comminatoires. Si une patrouille turque a ramassé dans quelque bouge des matelots en bordée, nouvelles doléances et nouvel les difficultés. Les plus menus incidens peuvent prendre des proportions inouïes. On a vu, en un temps qui n’est pas très ancien, des bagarres d’ivrognes occuper les chancelleries et devenir presque des casus belli. Ajoutez que, depuis l’affranchissement de la Grèce, tous les Grecs raïas qui se sont mis dans un mauvais cas et qui veulent échapper au tribunal du Hâkim invoquent la protection du consulat hellénique. Depuis la conquête de l’Algérie et l’établissement de notre protectorat en Tunisie, on a vu des Arabes, émigrés de l’Yémen et du Fezzan, se draper magnifiquement dans leur burnous et se réfugier dans le jardin du consulat de France, quand le moment était venu de payer l’impôt. Le gouverneur-général du vilayet d’Aïdin devrait être à la fois un préfet de police, un gendarme et un diplomate. Le célèbre et malheureux Midhat-Pacha avait pris au sérieux ce rôle plein de périls et de déceptions. Il savait tout ce qui se faisait, tout ce qui se disait dans Smyrne. Il avait résolu de mettre fin, coûte que coûte, aux brigandages et aux meurtres qui ensanglantaient sa province. Dès qu’un crime était signalé, il lançait sa gendarmerie aux trousses des malfaiteurs, avec l’ordre formel de rapporter cinq têtes dans un sac. La consigne était fidèlement exécutée. Ces têtes étaient-elles toujours des têtes de brigands ? Peu importe : on les piquait, pour l’exemple, aux pointes de la grille du konak ; les puissances européennes étaient rassurées ; la question d’Orient entrait, comme disent les diplomates, « dans une phase plus sereine ; » tous les sacripans de la contrée frémissaient de terreur ; et pendant trois mois, les Anglais et les Anglaises que l’agence Cook déverse incessamment sur l’Asie-Mineure pouvaient visiter les ruines d’Éphèse sans rien craindre pour leur bourse, pour leur vie ou pour leur vertu.

Les successeurs de Midhat savent, par son déplorable exemple, ce qu’il en coûte de dépasser de trop haut le niveau ordinaire des fonctionnaires turcs. Le temps des vizirs indépendans et justiciers semble fini. Depuis que les Turcs ont adopté les inventions des giaours, et que les fils du télégraphe entravent tous les mouvemens des gouverneurs de provinces, les konaks, autrefois princiers, mystérieux et redoutables, sont réduits, ou peu s’en faut, à l’état de simples préfectures.

Je me rendis dans les bureaux du vali de Smyrne, afin de