Page:Revue des Deux Mondes - 1893 - tome 117.djvu/320

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Malgré la mosquée qui dresse, au-dessus du fouillis des boutiques, le toit pointu de son minaret blanc, malgré les fontaines d’eau pure où les fidèles font leurs ablutions avant de se prosterner devant Allah, le tcharchi de Smyrne est vraiment le royaume d’Israël. Les Grecs ont abandonna peu à peu, pour les magasins de la rue Franque, les vieux caravansérails dont la porte est barrée, chaque soir, par des verrous et des chaînes. Les Arméniens émigrent de plus en plus vers les mêmes quartiers. Quant aux Turcs, ils viennent souvent à ce marché cosmopolite, mais c’est pour tirer quelque argent des Juifs, et donner, en gages, tout ce qui leur reste de leur ancienne splendeur. À l’encan, les sabres victorieux, dont la lame courbée flamboyait aux mains des fidèles, dans les guerres saintes contre les giaours ! À l’encan, les vieux mousquets dont la voix terrible éveillait les échos de Lépante ! Et, toutes ces reliques d’un passé mort, lampes ciselées qui brûlaient nuit et jour en l’honneur du Prophète, tentures de soie sur lesquelles brillent, en lettres d’or, des versets du Coran, tapis sacrés, que les croyans étendaient à terre avant de se tourner vers La Mecque, bijoux forgés, en des temps anciens, par les orfèvres de Damas, parchemins jaunis où les khodjas ont écrit des paroles saintes, robes d’argent et de soie où frissonnait le corps flexible et parfumé des sultanes, housses de pourpre et d’or qui faisaient se cabrer d’orgueil les chevaux des agas, toute cette défroque héroïque, voluptueuse et lamentable, voilà ce qui reste de ce peuple qui vivait de guerre, de religion et d’amour, et qui, maintenant que son élan est brisé, s’assied au bord du chemin, dérouté et un peu surpris par cette société nouvelle, où les hommes semblent perdre le goût du sang, l’instinct des grandes exaltations religieuses et l’habitude des luxures farouches. J’ignore si les descendans de ceux qui vinrent, avec le sultan Orkhan, assiéger la ville impériale de Nicée, sentent toute l’amertume de cette déchéance. Mais je ne sais rien de plus triste que de voir cette noble race de soldats, de moines, de bergers et de laboureurs, vendre à des brocanteurs ses meubles, ses armes, et jusqu’aux objets qui semblaient appartenir au domaine inaliénable de son culte.

Et pourtant, les Turcs sont officiellement les maîtres à Smyrne. Ismir, la fleur du Levant, la douce et nonchalante cité, la seconde ville de l’empire, appartient au padischah Abd-ul-Hamid-Khan, à celui dont les glorieux prédécesseurs s’intitulaient sultans des sultans, rois des rois, distributeurs des couronnes aux princes du monde, ombre de Dieu sur la terre, empereurs et seigneurs souverain de la Mer-Blanche et de la Mer-Noire, de la Roumélie, de l’Anatolie, de la province de Soulkadr, du Diarbékir, du Kurdistan, de