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semblent avoir entrepris la tâche de montrer les qualités les plus fières et les plus aimables de notre nation aux races diverses et mêlées qu’ils attirent à nous par la mâle séduction de leur vertu.


III

Les Grecs sont si nombreux à Smyrne, qu’ils considèrent cette ville comme faisant partie de leur domaine. Les 80,000 raïas hellènes qui peuplent les rues de Rômaïko-Machala et de la Punta agissent en tout comme s’ils étaient chez eux, affectent de considérer le consul du roi George comme leur patron naturel, arborent quand ils le veulent le drapeau bleu à croix d’argent, invoquent bruyamment, en toute occasion, l’autorité du patriarche œcuménique, et se croient à peu près quittes envers le Turc, lorsqu’ils ont payé aux percepteurs du fisc l’emlak ou impôt foncier, l’ac’har, dîme qui pèse sur les produits agricoles et industriels, l’aghnam, taxe sur les moutons, et le bedel-i-askérié, imposition applicable aux chrétiens sujets du grand-seigneur pour l’exonération du service militaire.

Éveillés, agiles, un peu fripons, fort amusans, ils sont ici cabaretiers, épiciers, bateliers. Ce sont les trois professions qui plaisent le plus aux Grecs de la basse classe, de même que le métier d’avocat et celui de médecin agréent particulièrement aux Grecs de la classe aisée. Cabaretier, on cause toute la journée ; on est au courant des nouvelles ; on parle politique, on dit du mal des Turcs, on se remue, on s’agite, on combat à sa façon pour la « grande idée. » Épicier, on vend un peu de tout, on trafique, on échange, bonheur infini pour un Hellène. Batelier, on est toujours en compagnie de la mer, cette vieille amie de la postérité d’Ulysse ; on va, de droite et de gauche, dans le va-et-vient du port ; on voit des figures nouvelles ; on interroge des voyageurs venus de loin ; on se querelle avec eux sur le prix du passage, ce qui est encore un rare plaisir. Race divertissante, sympathique en somme, malgré ses défauts, patiente, tenace, sobre, doucement obstinée dans son indomptable espoir.

À force de se remuer et d’avoir de l’esprit, les Grecs ont supplanté les Turcs en beaucoup d’endroits de la Turquie. Ils célèbrent les fêtes du culte orthodoxe sans être gênés le moins du monde par la police ottomane : bien au contraire, les zaptiés musulmans rendent les honneurs au métropolite lorsqu’il officie pontificalement. J’ai vu, le jour de Pâques, une procession moitié religieuse, moitié patriotique, dérouler à travers les rues son cortège de prêtres nasillards et de Palikares tireurs de pistolades,