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manufactures de Strakonitz en Bohème. Habillés et coiffes par l’industrie européenne, les habitans de Smyrne se chaussent avec des cuirs tannés à Toulon et à Châteaurenault ; ils se parfument avec les élixirs des illustres Lubin, Pinaud et Botot ; guérissent leurs maladies avec une huile de ricin qui Tient de Milan et du sulfate de quinine vendu au rabais par les Italiens et les Allemands ; sucrent leur café avec des plâtras autrichiens ; assaisonnent leurs bifteks avec des cannelles, girofles, cachous, gingembres, noix muscades et pimens expédiés de Londres, de Marseille et de Trieste ; vont à la chasse avec des fusils belges et du plomb de Gênes ; écrivent leur correspondance ou leurs comptes sur du papier d’Angoulême, d’Annonay ou de Fiume, avec des plumes françaises, des encres allemandes et des crayons viennois ; meublent leurs maisons avec des acajous d’Anvers et de Paris ; regardent l’heure sur des montres suisses ; s’éclairent avec du pétrole de Bakou ; font leur pain avec du blé d’Odessa et de Sébastopol ; boivent du cognac de Hambourg et composent leurs menus avec des caviars russes, des graisses marseillaises, des morues anglaises, des pommes de terre françaises, des viandes fumées d’Autriche, du thé de Perse, des fromages d’Italie, des oignons d’Egypte. Pour peu qu’on ait lu quelques statistiques, on ne peut manger sa soupe dans un restaurant de la rue Franque, sans apercevoir, au fond de son assiette, tout l’univers en raccourci.

Les librairies du quartier européen regorgent de nouveautés un peu surannées, que les lettrés de Smyrne puisent à pleines mains dans le vaste dépotoir de notre pornographie boulevardière. Tous les déchets de la littérature française, un tas de mauvais romans en jupe courte, aussi défraîchis que les chanteuses du capitaine Paolo, sont là, recueillis par des mains trop soigneuses. Tous les vieux livres, égrillards et ridés que Paris met au rebut avec les almanachs périmés, avec les anciennes « revues de fin d’année » et les vieilles-gardes du Moulin-Rouge, sont conservés dans ces vitrines, comme les oggetti obsceni au musée de Naples. Ces articles d’exportation, fabriqués par des spécialistes, doivent donner aux étrangers une singulière idée de nos mœurs. Près de ces malpropretés de l’Occident passent de jolies tournures parisiennes, de fraîches toilettes, des profils busqués de Levantines civilisées, des visages qui sourient sous les reflets mobiles des ombrelles. Et, parmi tout cela, un grain d’Orient, comme une bouffée d’encens et de cinnamome, qui se mêlerait aux émanations banales de la poudre de riz. Voilà un fonctionnaire turc qui passe, grave, avec son fez couleur de coquelicot, sa redingote de clergyman, son parasol blanc, doublé de vert ; puis, c’est un zaptié circassien, tout