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gorge, quelques notes aiguës, en fermant les yeux et en faisant claquer ses pouces contre ses doigts. Quelle nuit de visions lointaines, où apparaissait l’histoire d’une race épique, stérile, si souvent victorieuse et maintenant vaincue ! Cette veillée du Ramazan, ces buveurs de café et de sorbets, ces fumeurs de narghilé, ces chanteurs, ces visages et ces costumes, rien de tout cela n’avait changé depuis des siècles. Le temps n’existe pas pour la caravane, qui s’arrête sans souci au bord des sources et à l’ombre des arbres. Mais, pendant que les cavaliers du désert se reposent, près des chameaux accroupis et des chevaux attachés aux piquets, d’autres tribus ont marché sans repos et sans trêve. Elles ont acquis de nouvelles forces et pris de nouvelles terres. Elles poussent devant elles, comme un troupeau débandé, les peuples désœuvrés qui traînent sur les routes ; elles les réduisent, sans même qu’ils s’en aperçoivent, à une sujétion d’où ils voudront peut-être sortir un jour, dans un accès de rage et de folle panique. Ce jour-là, il y aura de grands coups de sabre, des fusillades terribles, des incendies, du sang, des larmes. En attendant ce réveil et ces carnages, les croyans, comme autrefois dans la steppe natale, fument en écoutant des récits, et méprisent la race des giaours, derrière le quai de pierre qu’ils ont laissé construire, les hautes maisons qui empiètent sur leur domaine, toute l’orgueilleuse façade de civilisation pacifique qui leur masque la vue de l’Occident menaçant.

Ces pensées devenaient plus précises à mesure que je m’enfonçais dans les rues noires et montantes du vieux Smyrne. Des flaques d’eau, entre les pavés, luisaient. Des gens passaient, portant des lanternes, frôlant les murs comme des ombres, et disparaissaient par des portes basses. Bientôt, je n’entendis plus le bruit des hâns, autour du konak. Dans les ruelles désertes, les maisons de bois, avec leurs balcons abandonnés et leurs fenêtres grillées, avaient l’air d’être muettes, aveugles, mortes. Le vent faisait un bruit léger dans des feuillages de clématites en fleur, et des fontaines, par momens, chuchotaient sous les branches immobiles des platanes. Perdu dans l’inextricable dédale de cette kasbah, et nullement soucieux de continuer ma route jusqu’au sommet du mont Pagus, je redescendis vers une mosquée, dont les lampions achevaient de s’éteindre. Le croissant de la lune était clair dans l’azur limpide et argentait la pointe effilée du minaret au-dessus de la galerie ajourée d’où la cantilène du muezzin plusieurs fois par jour appelle, des quatre points de l’horizon, les fidèles à la prière. La natte de paille tressée, qui servait à fermer la porte de la mosquée, était roulée jusqu’aux deux tiers de la hauteur des montans ; et, dans un encadrement de lumière, sous des lampes de cuivre suspendues